Haïti, construire un État de droit

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Fin 1994, après la restauration du Président Aristide, les habitants d’une petite ville au Nord de Port-au-Prince manifestent pour obtenir l’installation de l’électricité. Ne parvenant pas à disperser les manifestants, la police tire dans la foule : plusieurs morts. En septembre 1996, à l’occasion du cinquième anniversaire du coup d’Etat qui a renversé Aristide, des centaines de personnes dressent des barricades et incendient des pneus devant le Palais national pour réclamer justice pour les victimes de la dictature : le Président Préval discute avec les manifestants et les encourage à engager des poursuites devant les tribunaux pour obtenir des réparations. Peut-on discerner dans ces deux types de comportement l’émergence d’une culture démocratique ? Il semble prématuré de l’affirmer. Depuis dix ans – la dictature des Duvalier
s’achève en février 1986 – l’acquis principal des Haïtiens est la liberté d’expression, non sans risques parfois. Pour la masse des laissés-pourcompte – 75% de la population – désignés par la « République de Port-au-Prince » comme « le pays en-dehors » et abandonnés à une extrême précarité, le droit d’exprimer son mécontentement par des manifestations souvent violentes, en particulier dans les conflits de terres, qui ont fait de nombreux morts, est le seul changement concret
intervenu dans son quotidien.
En ce même mois de septembre 1996, le Président Préval convoquait au Palais national le directeur d’une entreprise d’Etat ; s’érigeant en justicier dans le cadre de la chasse aux corrompus, il faisait menotter et arrêter sur place le haut dirigeant devant les médias. Corruption omniprésente dès que l’on détient une parcelle de pouvoir, mais aussi confusion et arbitraire des pouvoirs, malgré un arsenal législatif très complet s’ inspirant largement de notre code napoléonien. L’ absence d’Etat, dans son acception positive  un ensemble de structures et de pouvoirs s’exerçant au profit et non pas contre la population, et respecté de ce fait par le plus grand nombre  marque la société haïtienne depuis ses origines. Depuis 1804, année de la proclamation de la première République noire du monde, les clans qui se sont disputé le pouvoir ont recherché avant tout leur enrichissement personnel, sans se soucier d’améliorer les conditions de vie du peuple haïtien.
Aristide, malgré ses discours populistes, s’est conformé, lui aussi, à la règle commune. Et pour ce qui est de la violence, congénitale à ce peuple d’anciens esclaves, parce qu’elle est le seul mode de défense des opprimés, il l’a cultivée en appelant les pauvres à la revanche et à se faire justice eux-mêmes : «Prenez l’argent là où il se trouve».
Alors que de 1986 à 1990, on avait vu naître de vraies structures de concertation entre partis et syndicats, groupements paysans et mouvements populaires, le parti unique est revenu en force. Les errements de la communauté internationale ne reconnaissant entre 1991 et 1994 que les deux camps en conflit ouvert, « lavalas » contre militaires, au mépris des fragiles forces démocratiques, n’ont pas favorisé la réconciliation nationale.

La violence fonde l’histoire d’Haïti dès l’origine : ces esclaves déportés d’Afrique ont conquis leur liberté par une guerre meurtrière de douze années où l’on tua de nombreux colons et brûla les maisons et les terres. Haïti indépendant fut mis au ban des peuples « civilisés » pendant tout le XIXe siècle, isolement qui freina tout le
développement et entraîna un blocage socio-économique presque total ; reconnu tardivement, puis saigné par la très lourde dette de l’indépendance à payer à la France, le pays connut enfin une occupation musclée par les Etats-Unis pendant vingt ans, au début de ce siècle1. Le christianisme, importé et imposé par le colonisateur pour le catholicisme, développé par l’occupant américain pour le protestantisme, a été utilisé dans le passé surtout comme instrument de pacification contre les révoltes
paysannes, de lutte contre le vodou, ciment culturel des esclaves, et de formation des élites.
Ce peuple, aujourd’hui profondément divisé en lui-même, a vu se perpétuer depuis deux siècles le modèle de la société esclavagiste et féodale instauré par l’Espagne au début du XVIe siècle et consolidé par la France pendant les 2 siècles suivants. La petite minorité mulâtre s’appropria, seule dans un premier temps, les pouvoirs politiques et économiques, ainsi que les meilleures terres. Avec l’arrivée des Noirs aux commandes du pays, la loi du plus fort a continué à régir les relations sociales, jusque dans les structures familiales. Cette situation a développé sur le terreau des solidarités sociales africaines, qui persistent heureusement, une culture individualiste de la défiance et de la peur de l’autre, de ses maléfices, renforcée par le vodou toujours présent. Comment résout-on un conflit en Haïti ? Le plus souvent par la vengeance qu’on exerce soi-même, ou par l’intermédiaire d’un tiers rétribué ; mais, quand on est assuré d’avoir le dessous, on préfère l’evitement, hérité de la tradition ancienne du « marronnage » : un comportement apparent de soumission évite l’affrontement, la discussion, mais les rancoeurs accumulées débouchent périodiquement sur des explosions de violence.

Pourtant la société haïtienne, composée presque exclusivement de descendants de déportés et marquée par des antagonismes nombreux et profonds, a une forte cohésion interne. Le sens de la nation, l’amour de la patrie, très sensibles en chaque Haïtien, se sont forgés dans le long combat mené ensemble et achevé par la victoire sur le colonisateur blanc, la première dans le monde. Ce peuple est engagé depuis dix ans dans un processus démocratique, construction lente et difficile d’une société moderne où la justice et la dignité seront enfin mieux partagées par tous. Le passage obligé vers cette société est l’établissement d’un État de droit sur des bases solides. Renforcer les contre  pouvoirs au sein de la société civile  objectif déclaré des organisations non gouvernementales  est illusoire tant que le pouvoir de l’État n’est pas consolidé, tant qu’il n’est pas à même de tenir son rôle de coordonnateur, face aux différentes composantes de la société.
Dans l’appréciation de la situation actuelle, ses avancées, ses reculs  à mettre pour la plupart au compte de l’inexpérience  c’est l’impatience qui trop souvent marque les jugements, même d’observateurs solidaires ; l’incompréhension devant des progrès si lents. Il n’est pas sans intérêt alors de se retourner vers notre propre histoire. La patience et le courage manifestés par le peuple haïtien dans la longue lutte menée depuis 1792, forcent l’admiration. Nous ne pouvons douter qu’il saura acquérir progressivement, si le temps nécessaire lui est donné, la tolérance et le respect de l’autre, la capacité à dialoguer et négocier qui lui font encore défaut et qui fondent l’esprit démocratique.

NOTES
1. Voir les articles de Pierre Cadier : « Haïti, un profil historique unique au
monde », Mission n°65 et 66.

Tire du texte:  Claire-Lise Ott Haïti, construire un État de droit. In: Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique. N°53, 1997. pp. 34-36; doi : https://doi.org/10.3406/chris.1997.1931
https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1997_num_53_1_1931

Article Categories:
Droit · FNUIPH · Politics

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