Cette étude s’intéresse à la prise en charge de la dépression chronique au cabinet du médecin de famille (MF) et à la collabo- ration MFpsychiatre. La pratique des MF de notre étude met en évidence deux situations différentes : les patients capables de verbaliser leur souffrance psychique et pouvant être directement référés au psychiatre et ceux exprimant leur souffrance psy chique essentiellement par des symptômes physiques. Un travail de liaison psychique peut aider ces derniers à mettre en lien leurs symptômes somatiques et leur souffrance psychique et permettre de les référer au psychiatre. Si ce travail n’aboutit pas, le MF reste au premier plan de la prise en charge médicale. Un accompagnement sur le long terme se poursuit, où le MF en vient parfois à renoncer à guérir et à se concentrer sur la relation médecin patient.
Facing chronic depression in family practice
This study focuses on the management of chronic depression at the general practitioner’s office and the collaboration between general practitioner (GP)-psychiatrist. Our study’s highlights two different situations: patients able to verbalize their psychological suffering and who can be directly referred to the psychiatrist and patients expressing their psychological suffering mainly by physical symptoms. GPs consider they first have to work with their patient to help them connect their somatic symptoms and their psychological suffering, which will allow them to refer their patient to the psychiatrist. If this work does not succeed, the GP remains at the forefront of medical care. Long-term support continues, where the GP sometimes ends up giving up on curing and focusing on the doctor/patient relationship.
LA MÉDECINE DE FAMILLE FACE À LA DÉPRESSION CHRONIQUE
En Suisse, la prévalence pour la vie entière de la dépression chronique est estimée entre 61 et 15 %.2 Selon l’Observatoire suisse de la santé (OBSAN),3 les médecins de famille (MF) posent le diagnostic de 41 % des dépressions, le reste d’entre elles étant diagnostiquées par le psychiatre. Les MF estiment que la moitié des premières consultations pour dépression concernent des dépressions récurrentes, voire chroniques.
Toujours selon l’OBSAN, les MF recourent à un traitement exclusivement médicamenteux dans 60 % des dépressions légères et 50% des dépressions moyennes. Pour les dépressions sévères, l’approche combinée, par antidépresseurs et psycho- thérapie, est privilégiée. De plus, 20 à 40 % des personnes souffrant de problèmes psychologiques ne consultent que le MF et manifestent leur souffrance psychique à travers des symptômes somatiques ou sous forme de comorbidités somatopsychiques.4 Ces chiffres soulignent l’importance d’une prise en charge somatopsychique et d’une collaboration entre les MF et les psychiatres. De fait, les MF offrent fréquemment un soutien psychologique5 et, depuis 1999 en Suisse romande, un Certificate of Advanced Studies (CAS) leur permet de développer des compétences pour une prise en charge psychosociale et psychosomatique. Ce certificat permet d’obtenir des crédits pour le certificat de formation complémentaire en médecine psychosomatique et psychosociale de la FMH.6 Quant à la collaboration entre MF et psychiatres, plusieurs études évoquent une méconnaissance réciproque et un manque de clarté sur le rôle de chacun.4,7
Dans ce contexte, nous avons constitué un groupe de recherche pluriprofessionnel (psychiatre, psychologue, médecin de famille, sociologue et étudiante en médecine) et mené une étude qualitative par Focus Groups (FG). Notre question de recherche portait sur trois axes: les représentations de la dépression chronique par les MF, sa prise en charge, ainsi que la collaboration MF-psychiatres (voir ci dessous). Dans cet article, nous ne traitons pas en détail des représentations de la dépression chronique par les MF, ce sujet ayant fait l’objet d’un précédent article.8
Méthodologie de l’étude
Étude qualitative, menée par un groupe de travail pluriprofessionnel, sur les représentations et la prise en charge de la dépression chronique par les médecins de famille ainsi que leur collaboration avec les psychiatres. L’étude est basée sur trois Focus Groups (FG) de 4, 7 et 11 participantes, toutes médecins de famille en Suisse romande. Ils ont été constitués selon un échantillonnage raisonné valorisant la diversité des médecins en termes d’âge, de sexe, de lieu d’installation (villecampagne) et de formation (CAS ou non), et ont été menés selon une grille de questions ouvertes avec des questions de relance. Ils ont été retranscrits, codés,8 puis une carte conceptuelle a été élaborée à partir des codes regroupés en thématiques (une carte conceptuelle s’élabore également à partir des mémos analytiques ; ces derniers sont des commen- taires associés aux verbatim, aux codes ou aux thèmes, sont élaborés tout au long du processus de codage et constituent un journal d’enquête). La carte conceptuelle a été établie par quatre des auteurs (AL, CF, DW et GA) à partir de leurs mémos analytiques puis retravaillée avec l’ensemble de l’équipe de recherche.
RÉSULTATS
L’analyse des FG nous a permis d’élaborer une carte concep- tuelle (figure 1) qui modélise le travail des MF dans le traite- ment de la dépression chronique, ainsi que leur collaboration avec les psychiatres. La partie haute de la carte conceptuelle dépeint les cas où le MF accueille à son cabinet des patients souffrant de dépression chronique disposés à l’introspection. Les MF les décrivent comme des «bons cas» pour le psychiatre et les réfèrent directement, invoquant parfois de surcroît le manque de temps. De fait, ces patients acceptent volontiers le recours au psychiatre.
La suite de la carte conceptuelle décrit les cas des patients souffrant de dépression chronique qui expriment leur souffrance psychique essentiellement par des symptômes physiques. Á ce stade, le MF peut recourir au spécialiste pour établir le diagnostic ou pour l’introduction d’un traitement médicamenteux. Toutefois, il peut aussi considérer que son patient ne fait pas partie des « bons cas» à envoyer au psychiatre, ou du moins pas encore. Au travers du lien thérapeutique, le MF prépare alors le patient à une prise en charge psychothérapeutique en élaborant la plainte somatique. Lorsque son patient est prêt pour une démarche introspective approfondie, il le réfère au psychiatre.
En revanche, si la dépression chronique continue de s’exprimer essentiellement par des symptômes du corps, le MF ne réfère pas le patient et un travail de longue haleine se poursuit. Le MF affronte ses propres sentiments de solitude et d’impuissance qu’il gère en « s’occupant de lui même»; il intègre alors des groupes Balint, recourt à des supervisions et collabore avec un réseau de soins impliquant des intervenants supplémentaires (infirmières, ergothérapeutes, CMS, etc.).
Dans la prise en charge, le MF pratique en premier lieu des actions de guérison (cure). Dans un second temps, il peut percevoir que son agir est une réponse à son sentiment d’impuissance. Cette prise de conscience le conduit à renoncer à guérir pour être dans une démarche de soins (care), d’accompagnement.
Dans ces cas, le MF, supervisé ou non, est le seul médecin au sein du réseau et assume la responsabilité médicale de la prise en charge. Même s’il considère que son patient n’est pas un bon candidat pour le psychiatre, les portes de la collaboration ne sont pas fermées pour autant. Le psychiatre entre en scène lorsque, en raison d’arrêts de travail, surviennent des demandes de l’employeur ou de l’assurance (expertises). En outre, le MF contacte le psychiatre lorsqu’il sent que la situation dépasse ses compétences ou sa disponibilité en temps.
Une fois chez le psychiatre, le patient souffrant de dépression chronique peut continuer à consulter son MF en parallèle. Dans ce cas, le manque de clarté de son rôle et de celui du psychiatre oblige le MF à s’adapter, selon que le psychiatre se charge ou non de la médication et des arrêts de travail.
DISCUSSION
Orientations du traitement
Les MF de notre étude identifient un groupe de patients comme disposés à l’introspection et les orientent directement vers la psychothérapie. Le terme de YAVIS (Young, Attractive, Verbal, Intelligent and Successful) désigne un profil de personnes considérées comme «idéales pour la psychothérapie».9 Dès lors, les thérapeutes seraient plus confiants dans l’efficacité du traitement lorsqu’ils ont affaire à ce type de personnes et s’impliqueraient également davantage.9 Ce biais positif, mis en évidence par Schofield, semble partagé par les MF de notre étude, qui considèrent que les YAVIS s’engagent davantage dans la psychothérapie.9
Une inégalité sociale d’accès à la psychothérapie a été révélée par des études françaises, qui montrent que les personnes d’un niveau d’éducation élevée ont davantage accès aux psychothérapies que les personnes de faible statut socioéconomique.5,10 On peut penser que les représentations du MF liées au syndrome YAVIS jouent un rôle dans cette inégalité.
Dans les situations où les plaintes somatiques prédominent, une préparation à la prise en charge psychothérapeutique est évoquée par certains MF. Le terme de « travail de liaison psychique» correspond au travail préparatoire qui permet un accès plus facile aux soins psychiatriques4 et qui est possible grâce à la confiance entre le médecin et son patient. Cette liaison« réintroduit le patient en tant que sujet de son histoire, et non plus seulement comme demandeur de prestations».4
Accompagnement sur le long terme
Les MF de notre étude perçoivent la nécessité d’un accompagnement au long cours des patients souffrant de dépression chronique. Pour s’y inscrire, ils sont amenés à renoncer à l’agir médical à visée de guérison.
Être en relation avec la souffrance des autres a un impact sur le psychisme des soignants. « Dans certaines situations, le patient ne va pas se contenter d’exprimer sa souffrance par une plainte physique ou morale. Il va, par (un) mécanisme psychique assez archaïque, faire vivre à ses soignants un malaise intense, gênant, prenant et assez inexplicable, en tout cas en apparence (…). La communauté de symptômes installée va plonger le soignant dans le même vécu de débordement psychique incontenable que celui qu’éprouvait, ou qu’éprouve, le patient.»11 Par ce mécanisme, les soignants sont poussés à «répondre dans le registre de l’agir (…) afin de réduire l’anxiété que provoque l’impossibilité d’élaborer ce qui les envahit».11 Les médecins pourraient utiliser leur vécu de la consultation pour mieux comprendre ce que vivent les patients, avant de se laisser aller à répondre par l’agir.
Nous pouvons également explorer l’agir médical en suivant Balint, pour qui la rencontre à l’autre n’est possible que lorsque le médecin prend conscience de sa fonction apostolique: « Tout se passe comme si chaque médecin avait la connaissance révélée de ce qui est juste et faux que son patient attende et supporte. Et au delà, comme s’il avait un devoir sacré de convertir à sa foi toute la part d’ignorance et d’incroyance de son patient.»12 Prendre conscience de ce besoin d’agir et trouver un nouvel équilibre pour travailler sur le registre de la relation, permet au MF de passer des actes de guérison aux soins, du cure au care.
On peut enfin s’interroger si la conviction des MF que certains patients ne sont pas susceptibles d’entreprendre une psycho- thérapie relève de cette fonction apostolique, mais qui, cette fois, les pousserait précisément à ne pas agir.
Collaboration avec les psychiatres
Nos FG relèvent l’opacité des rôles respectifs dans la collabo- ration MFpsychiatres. Un article publié en 2011, basé sur deux sondages auprès d’une centaine de psychiatres et d’une centaine de MF belges, insiste sur la nécessaire collaboration entre MF et psychiatres. Toutefois, les sondages réalisés montrent que l’image que les MF ont des psychiatres et vice versa n’est de loin pas toujours positive et qu’il existe une méconnaissance des spécificités du travail de chacun.7 Cette méconnaissance et le manque de clarté sur les rôles respectifs illustrent l’importance de la complémentarité et de l’échange entre MF et psychiatres pour assurer un système de santé mentale plus efficace.4 Il nous semble qu’une des voies possibles serait d’associer plus communément et précocement un psychiatre de premier recours dans la prise en charge, en l’intégrant dans un même centre de soins primaires que le MF.13 Ce psychiatre aurait des compétences dans l’évaluation et la prise en charge brèves d’un large éventail de troubles mentaux courants et pourrait assurer la supervision d’autres collègues offrant ces soins, ainsi que des consultations avec eux.
Conclusion
Les MF ont un rôle central dans la prise en charge de la dépression chronique, en particulier lorsque la souffrance psychique est exprimée essentiellement au travers des symptômes physiques. Un travail de liaison psychique est nécessaire avant que le patient puisse être référé à un psychiatre, car il permet de mettre en lien les symptômes somatiques avec la détresse psychologique. Lorsque ce travail n’est pas possible ou tant qu’il n’aboutit pas, les MF poursuivent leur accompagnement sur le long terme. Dans le cadre de ce suivi, les MF peuvent déployer leurs compétences avec l’aide d’intervisions par des groupes de pairs, du CAS en médecine psychosomatique et psychosociale et de supervisions chez un spécialiste en santé mentale. Ces recours sontils suffisam ment exploités?
Références:
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Tiré du texte de: CLAIRE FITOUSSI, AUDREY LINDER, Dr DANIEL WIDMER, Dr YVES DE ROTEN, Pr JEAN-NICOLAS DESPLANDet Dr GILLES AMBRESIN.