Introduction
La révolution de Saint-Domingue, la première révolution menée par une société noire et esclave, constitua un événement dont l’impact fut immédiat dans la région.1 La population esclave y trouva un exemple de ce qu’elle était capable d’obtenir. Les habitants blancs s’aperçurent, quant à eux, du résultat auquel pouvait aboutir le colonialisme établi par eux et, en particulier, l’inhumain sys- tème d’esclavage tellement répandu à cette époque. La conséquence principale fut un grand sentiment de peur parmi les blancs, mais elle fut aussi à l’origine de rélexions sur la manière de prévenir de semblables développements dans la région, c’est à dire, sur la création de mesures ou des réformes pour obtenir un système d’esclavage moins inhumain, plus eficace et surtout plus stable.
Ces événements provoquèrent ainsi de nombreuses réactions et des réponses différentes, non seulement au Nouveau Monde, affecté d’une façon plus im- médiate, mais aussi sur l’Ancien Continent. La révolte de Saint-Domingue (ou de Haïti, nom pris par le pays lors de sa déclaration d’indépendance à partir de 1804) attira ainsi beaucoup l’attention, car elle réunissait des thèmes divers très discutés à cette époque et sujets à polémique: le colonialisme comme institution européenne étendu au reste du monde, les mouvements indépendantistes qui se développèrent en réaction, le système de l’esclavage, les buts et les résultats de la Révolution française ainsi que la réalisation ou la mise en pratique des idéaux humanistes du Siècle des Lumières. On peut dire que la révolution haïtienne se présentait comme une provocation idéologique pour les hommes éclairés, un test pour voir jusqu’où vont leurs principes de liberté et d’égalité ainsi que le droit de se révolter contre une situation d’abus de pouvoir. Les différentes réactions étaient donc étroitement liées à des intérêts et à des convictions personnelles comme aux relations entretenues avec le système politique dans lequel ils vivaient.
La présente étude analyse les regards différents de deux personnages qui ont eu une inluence remarquable sur les événements et sur l’esprit de l’époque: le fameux voyageur et scientiique prussien Alexander von Humboldt (1769–1859) et l’homme d’état virginien Thomas Jefferson (1743–1826). Nous nous intéressons à la manière dont ils perçurent la révolution de Saint-Domingue et son impact sur le reste du monde, à la manière dont ils y irent référence dans leurs écrits ou dans leurs lettres et à la position ou l’action qu’ils développèrent concernant la nouvelle situation de cette île des Caraïbes.
Après son expédition à travers l’Amérique espagnole durant les années 1799 à 1804, Alexander von Humboldt, accompagné de son collègue français Aimé Goujand Bonpland,2 visitait les États-Unis du 20 Mai au 30 juin 1804, ou il ren- contra plusieurs fois le président américain Thomas Jefferson et les membres de son cabinet.3 Les motivations et les intérêts de Humboldt pour sa visite aux États-Unis reposaient sur deux intentions. Tout d’abord, il voulait connaître personnellement Jefferson, connu pour être un scientiique et un philosophe. Ensuite, après avoir voyagé durant des années à travers les colonies espagnoles du Nouveau Monde et observé les différentes sociétés coloniales, dont cer- taines possèdent des caractéristiques critiquables, Humboldt était intrigué par l’opportunité de se familiariser avec un pays libre en Amérique.4
Durant son séjour aux États Unis, Humboldt resta principalement au contact d’hommes politiques et de l’élite scientiique du pays. Il passa tout d’abord une semaine à Philadelphie,5 où il s’entoura principalement de membres de la American Philosophical Society. Ensuite, il voyagea à Washington, où il resta du 1er au 13 juin. Il visita également Alexandria et Mount Vernon durant cette période. Humboldt rencontra Jefferson la première fois probablement le 5 juin, et durant ce séjour, il it la connaissance de James Madison, Gilbert Stuart, William Thornton et Albert Gallatin. Lorsque Humboldt retourna à Philadelphie, il y resta encore dix jours avant de repartir pour l’Europe.
Antérieurement à cette première rencontre, Humboldt écrivit une lettre à Jefferson et exprima son admiration et respect pour son intellect développé, son travail, et ses idées libérales.6 Inluencé par son identiication à des idéaux du mouvement indépendant Américain, ainsi qu’aux buts de la Révolution française, Humboldt fut très impressionné par la forme démocratique de la société américaine, qu’il percevait comme une possibilité pour d’autres régions américaines ainsi que pour des nations européennes.
Jefferson, pour sa part, pensa également que Humboldt pouvait lui apporter quelque chose de particulièrement intéressant. La documentation et les cartes des archives coloniales espagnoles contenant des données jusqu’alors inconnues sur les frontières entre les États-Unis et le Nouvel Espagne pourraient en effet avoir beaucoup de valeur. Cette information pourrait être très importante à cause du fait de l’acquisition récente du territoire de Louisiane. Humboldt se conforma au désir de Thomas Jefferson de voir cette documentation, lui permet- tant de connaître les dernières informations géographiques et statistiques de la Nouvelle Espagne.7 A partir de cette brève entrevue, une amitié de longue date se développa entre les deux hommes, marquée par des échanges d’idées dans leur correspondance, ainsi que dans leurs ouvrages.8
L’attitude de Alexander von Humboldt sur le colonialisme est connue grâce à cette unique expédition dans les colonies espagnoles. Dans ces régions il put appréhender le système colonial avec tous ses inconvénients et ses problèmes pour la population opprimée ou rendue esclave, juste avant que les mouvements indépendantistes n’apparaissent dans ces territoires. Dans ses nombreux ouvrages,9 et plus encore dans ses journaux de voyage,10 il offre des élaborations scientiiques détaillées sur cette exploration, mais aussi des rélexions plutôt critiques sur les diverses facettes du système colonial. En raison de ses propres convictions humanistes, Humboldt n’était pas du tout d’accord avec cette institution, comme il l’exprime dans ses journaux:
D’où vient ce manque de moralité, d’où viennent ces souffrances, ce malaise dans lequel tout homme sensible se trouve dans les Colonies européennes? C’est que l’idée de la Colonie même est une idée immorale, c’est l’idée d’un pays qu’on rend tributaire à un autre, d’un pays dans lequel on ne doit parvenir qu’à un certain degré de prospérité, dans lequel l’industrie, les lumières ne doivent se répandre que jusqu’à un certain point [ . . . ] Tout Gouvernement Colonial est un gouvernement de méiance. On y distribue l’autorité non selon que la félicité publique des habitants l’exige, mais selon le soupçon que cette autorité peut s’unir, s’attacher trop au bien de la Colonie, devenir dangereux aux intérêts de la mère patrie.11
Ces lignes témoignent des convictions de Humboldt, connu comme un farouche adversaire du système d’esclavage,12 sa réaction aux événements qui se produisirent à Haïti nous intéresse donc tout particulièrement.
Le regard de Thomas Jefferson sur ces événements nous fournit un point de vue issu du Nouveau Monde. Avec lui on voit la réaction du prési- dent des États-Unis—c’est-à-dire de la première république indépendante de cet hémisphère au moment crucial de la révolution haïtienne, et dans les premières années après la déclaration d’indépendance de Haïti en 1804.13 Dans sa fonction d’un des founding fathers et auteur de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis, Jefferson était convaincu de la nécessité des futures révolutions non seulement dans les régions coloniales d’Amériques, mais aussi dans les monarchies absolutistes en Europe. Il était, d’une certaine façon, considéré comme un promoteur ou inspirateur de ces mouvements. Ses préoccupations se manifestent dans ses écrits, notamment dans sa vaste correspondance.
En parlant de la situation tumultueuse en Hollande et France, dans une lettre à Tench Coxe, le 1 juin 1795, il constate: This ball of liberty, I believe most piously, is now so well in motion that it will roll round the globe, at least the enlightened part of it, for light & liberty go together. It is our glory that we irst put it into motion & our happiness that being foremost we had no bad examples to follow.14
Pourtant, Jefferson était aussi un grand propriétaire d’esclaves; il proitait donc lui aussi de cette institution inhumaine. L’esclavage aux États-Unis fut cependant pour lui et durant sa vie une telle préoccupation, qu’il présenta plusieurs propositions pour le supprimer.15 La révolution menée par les noirs à Saint-Domingue était un test crucial pour le droit à la révolution de chaque peuple, droit qu’il défendait lui-même.
Il est inalement intéressant de voir jusqu’à quel point ces deux personnages représentent le regard du Nouveau Continent sur ces événements comparé à celui de l’Ancien Continent. C’est de notoriété publique que Humboldt et Jefferson étaient des supporteurs des idéaux éclairés existants au début de la Révolution française, même s’ils n’étaient pas du tout d’accord avec ses réper- cussions sanglantes. Ils partageaient donc un point de départ idéologique com- mun; pourtant, comme on le verra par la suite, les deux hommes appartenaient à des contextes sociopolitiques différents, qui déterminaient sans doute leur argumentation et leur action.
Deux regards différents sur la révolution haïtienne
Alexander von Humboldt
En général, on peut dire que Alexander von Humboldt représentait la tradition du Siècle des Lumières et à plusieurs occasions lui-même reconnaît qu’il portait
« les idées de 1789 dans son cœur », c’est-à-dire, qu’il conserva toute sa vie une conscience spéciale des principes fondamentaux de liberté, d’égalité et de fraternité, sur lesquels il construisit sa propre philosophie. Pourtant, il faut souligner claire- ment qu’il n’a jamais approuvé l’intransigeance révolutionnaire des Jacobins.16 La terreur de la Révolution française comme les événements en Haïti et d’autres révoltes d’esclaves l’inquiétaient beaucoup, si bien qu’en plusieurs occasions il avertit du danger de réactions violentes en Amérique. Selon les convictions de Humboldt, ces réactions ne pouvaient jamais mener à la construction d’une société progressive. Bien que critiquant sévèrement le colonialisme, en faisant mention des possibles conséquences qui pouvaient résulter de la situation sociale et politique de cette époque, il ne se montre en aucune façon en faveur d’une solution militaire. Il rejette toute forme de révolution violente comme moyen politique. Cependant il fait des propositions détaillées sur des gouvernements et des institutions établies par de possibles réformes, car il était convaincu que l’origine de beaucoup de ces problèmes se trouvaient dans l’administration: Les Gouvernements européens ont si bien réussi à répandre la haine et la désunion dans les Colonies qu’on n’y connaît presque pas les plaisirs de la société; du moins tout divertissement durable dans lequel beaucoup de familles doivent se réunir est impossible. De cette position naît une confusion d’idées et de sentiments inconcevables, une tendance révolutionnaire générale. Mais ce désir se borne à chasser les Européens et à se faire après la guerre entre eux.17
Il faut dire que Humboldt était plutôt prudent dans ses commentaires en ce qui concernait la situation politique des régions qu’il visitait en Amérique. Comme scientiique il ne voulait pas trop se mêler de ce terrain compliqué et éviter de possibles conlits avec les autorités locales. Mais c’est aussi sans doute en remerciement de l’autorisation généreuse qui lui était concédée par le roi espagnol Carlos IV. Dans ses journaux de voyage, on trouve également peu de commentaires explicites qui montrent son opinion sur les premiers signes de la demande de liberté dans les régions visitées. Sa conviction que les colonies espagnoles pourraient être dans une situation économique beaucoup plus favorable si elles obtenaient leur indépendance vis-à-vis des intérêts inanciers de la Métropole, peut seulement être dérivée d’une analyse économique détaillée des statistiques du commerce.
Aussi à l’égard des événements en Haïti, on ne trouve aucun commentaire dans la partie de ses journaux déjà publiée un fait qui peut paraître étonnant, car l’expédition de Humboldt était justement réalisée dans les années qui cor- respondent à la proclamation de liberté et d’indépendance de l’état de Haïti en 1804. Un espoir subsiste néanmoins de découvrir des documents. Ulrike Leitner a récemment découvert 48 pages avec des annotations inconnues faites par Humboldt sur Cuba, document trouvé à la Biblioteka Jagiellonska de Cracovie.18 Ce matériel portant le titre « Isle de Cuba. Antilles en général » n’a pas encore été publié et n’a donc malheureusement pu être consulté pour cette recherche.19 Selon Michael Zeuske,20 il contient aussi des informations en relation avec Saint-Domingue.
Dans les oeuvres publiées par Humboldt, on ne trouve pas de traité ou de longues rélexions sur les événements en Haïti qui puissent révéler son attitude à l’égard de ce sujet, seules quelques références à Saint-Domingue21 avec de brefs commentaires sur l’inluence possible ou le danger que cela pouvait avoir pour le reste de l’Amérique coloniale.
Les deux ouvrages qui contiennent ces remarques sont les deux essais régionaux sur la Nouvelle Espagne22 et celui sur Cuba;23 en revanche on n’en trouve aucune trace dans son récit de voyage Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent.24
Dans le premier essai, celui sur la Nouvelle Espagne, il mentionne les « événements tragiques » de la révolution de Saint-Domingue et regrette qu’apparemment la peur de ces événements prenne le pas dans la société sur les considérations morales, les principes philanthropes et ceux de justice qu’ils auraient pu susciter: [ . . . ] tant il est vrai que la crainte des maux physiques agit plus puissamment que les considérations morales sur les vrais intérêts de la société, ou les principes de la philanthropie et de justice, si souvent énoncés au parlement, à l’assemblée constituante et dans les ouvrages des philosophes! Vers la in de cette oeuvre il prévoit les futurs changements en Amérique et se montre en cette occasion plutôt optimiste, car il voyait dans ces incidents haïtiens une inluence positive sur la réduction du traic de la population noire.
A part ces commentaires, c’est surtout dans son traité sur Cuba qu’il intègre les résultats de la révolution haïtienne dans sa propre argumentation. Il faut d’abord rappeler que Humboldt avait consacré beaucoup d’effort à la lutte contre l’esclavage, spécialement à Cuba mais aussi aux États-Unis. Il proposa de nom- breuses réformes pour réduire et inalement supprimer cette institution atroce, qui contredisait pour lui tous les idéaux du Siècle des Lumières. Parfaitement conscient que ses arguments humanistes n’emportaient pas la conviction de tous, il fait porter son argumentation sur le terrain économique.
Son étude sur Cuba, et en particulier le chapitre sur l’esclavage, contient de nombreux avertissements sur ce qui pourrait se passer à Cuba, au cas où on ne saurait pas interpréter les signes de Haïti: Si la législation des Antilles et l’état des gens de couleur n’éprouvent pas bientôt des changements salutaires, si l’on continue à discuter sans agir, la prépondérance politique passera entre les mains de ceux qui ont la force du travail, la volonté de s’affranchir et le courage d’endurer de longues privations. Cette catastrophe sanglante aura lieu comme une suite nécessaire des circonstances, et sans que les noirs libres de Haïti s’en mêlent aucunement, sans qu’ils abandonnent le système d’isolement qu’ils ont suivi jusqu’ici.26
Il continue son argumentation en critiquant la position de la population blanche, qui selon lui, n’était pas consciente de l’urgence de résoudre ce problème: Toute similarité d’action de la part des noirs leur paraît impossible; tout change- ment, toute concession accordée à la population servile, un signe de lâcheté. Rien ne presse: l’horrible catastrophe de Saint-Domingue n’a été que l’effet de l’inhabileté des gouvernants.27
On voit dans ces deux citations que Humboldt considérait les incidents en Haïti comme « l’horrible catastrophe » ou comme une « catastrophe sanglante ». Avec ce jugement il ne se réfère pas aux résultats de ce mouvement, car il le considère comme « une suite nécessaire des circonstances », mais au processus violent qui leur a donné lieu et qui devait être évité à tout prix. Comme on l’a déjà vu, il s’exprime toujours contre une solution violente, et croit en revanche profondément à la force des idées éclairées et humanistes. Par conséquent, il valorise fortement la reconnaissance de l’état de Haïti par le gouvernement français:
Espérons que la force de l’opinion publique, le progrès des lumières, l’adou cissement des mœurs, la législation des nouvelles républiques continentales, et le grand et heureux événement de la reconnaissance d’Haïti par le gouvernement français, exerceront, soit par des motifs de prévoyance et de crainte, soit par des sentiments plus nobles et plus désintéressés, une inluence heureuse sur l’amélioration de l’état des noirs dans le reste des Antilles, dans les Carolines, les Guyanes et le Brésil.28
Humboldt expose très clairement l’inluence de cette révolution sur la situation des esclaves dans d’autres régions. Pour lui ce thème est tellement important qu’il le reprend à la in de son essai sur Cuba et init cet ouvrage avec des rélexions au sujet de Haïti. Il rappelle la situation de Haïti comme « centre de grandes agitations politiques », qui menaçait de susciter dans les autres îles des luttes sanglantes que Humboldt réprouvait:
Ces menaces et ces craintes n’ont heureusement pas été accomplies; l’orage s’est apaisé dans les lieux mêmes qui l’ont vu naître, et une population noire libre, loin de troubler la paix des Antilles voisines, a fait quelques progrès vers l’adoucissement des mœurs et l’établissement de bonnes institutions civiles.29
Finalement, Humboldt se montre content du développement de ce proces- sus pendant les 26 ans qui ont suivi la première révolution de Haïti, pour les habitants de cette île, mais aussi pour les hommes blancs des îles espagnoles et anglaises. Il prévenait cependant d’une « funeste sécurité qui s’oppose avec dédain à toute amélioration dans l’état de la classe servile », car comme le rappelle la conclusion de son livre, « La crainte du danger arrachera des concessions que réclament les principes éternels de la justice et de l’humanité. »
Il ne s’agit pas d’une étude approfondie sur cette question, ni de considérations sur les causes et les conséquences de ces événements, mais plutôt d’une application des résultats de la révolution haïtienne sur la situation de Cuba.30 De cette manière, il inclut ces incidents, et la peur qu’ils ont provoquée parmi la population blanche, dans sa lutte contre l’esclavage, c’est-à-dire, qu’il les intègre à sa démonstration. Selon Zeuske, la clé de l’intérêt de Humboldt pour l’esclavage ne se trouve ainsi pas directement à Cuba, mais dans la révolution de Saint-Domingue.31 Pour cela, les rélexions de son essai cubain peuvent être entendues comme un appel aux personnes éclairées et instruites parmi l’élite cubaine qu’il avait connue personnellement dans cette île, comme par exemple Francisco de Arango y Parreño (1765–1837).32
Thomas Jefferson
Dans le cas de Thomas Jefferson, son attitude au sujet des événements de Haïti est beaucoup plus complexe et davantage conditionnée par son statut de prési- dent des États-Unis. Son opinion personnelle, sur ce point, fait se rejoindre différents thèmes très importants à ses yeux: l’institution de l’esclavage, sa rela- tion à la population noire, la révolution comme moyen politique, ses idées pour l’avenir du Nouveau Monde, etc. Ce sont ces différents aspects qui font du sujet haïtien un sujet assez compliqué pour lui. De plus, étant donné qu’il occupait dans les années 1801–1809 la tête du gouvernement, son opinion ne pouvait pas seulement être guidée par ses convictions personnelles, mais était en fonction d’un réseau d’intérêts divers. Ces années virent de grands changements dans la politique intérieure et extérieure de son pays, changements qui eurent également une inluence sur la position de Jefferson. Par conséquent, pour comprendre l’évolution de la politique de Jefferson à l’égard de Haïti, il est nécessaire de la replacer dans son contexte historique.33
A partir de 1791, avec les premiers signes de cette révolte, Jefferson commença à s’inquiéter du possible danger haïtien. Sa réaction fut d’abord d’émettre des propositions pour une émancipation graduelle, comme on peut le voir dans une lettre de 1799 destinée à James Madison où il parle du danger d’une insurrection inspirée par Saint-Domingue et où il conclut: « Against this there is no remedy but timely measures on our part to clear ourselves by degrees of the matter on which that lever can work. »34
Comme président, Jefferson proposa un accord des puissances contre le régime de Toussaint Louverture,35 mais quand il devint conscient des vastes ambitions de Bonaparte en Amérique, il changea d’avis et refusa de tenir sa promesse d’aider les Français.36 Pendant les années de guerre de 1802–1803, il suivit oficiellement une politique de neutralité, mais en réalité cette posture cau- sait des problèmes aux Français, car ils ne disposaient pas sur place des moyens sufisants pour cette expédition militaire et dépendaient de l’aide des Américains. Cette « neutralité » constituait, de fait, une aide considérable au régime haïtien.37
De cette manière, Jefferson encourageait l’indépendance de Saint-Domingue à l’égard de la France, mais il refusa néanmoins en 1804 de reconnaître le nouveau régime, craignant l’inluence de la révolution des esclaves haïtiens sur ceux qui se trouvaient aux États-Unis. Il proclama même un embargo sur le commerce avec l’île caraïbe, qui n’avait donc pas de légalité, jusqu’en 1810. Quand, avant la proclamation d’indépendance haïtienne en juin de 1803, le général en chef de l’armée de Saint-Domingue, Jean-Jacques Dessalines, lui envoya une lettre38 pour essayer de renouer les relations commerciales avec les États-Unis et continuer les relations cordiales établies par John Adams, il préféra ne pas répondre et de cette manière refusa l’opportunité d’établir des liens entre les deux pays.
Cette posture contredit son attitude comme secrétaire d’état en 1792, quand il défendait la reconnaissance du gouvernement révolutionnaire français. Elle est, de plus, en opposition avec les principes de la Déclaration d’Indépendance américaine en 1776 qui ixait le droit des peuples à changer un gouvernement oppresseur:
That whenever any Form of Government becomes destructive of these ends, it is the Right of the People to alter or to abolish it, and to institute new Government, laying its foundation on such principles and organizing its powers in such form, as to them shall seem most likely to effect their Safety and Happiness. [ . . . ] But when a long train of abuses and usurpations, pursuing invariably the same Object evinces a design to reduce them under absolute Despotism, it is their right, it is their duty, to throw off such Government, and to provide new Guards for their future security.39
Un point très important pour comprendre l’attitude de Jefferson en ce qui concerne Haïti concerne donc les rapports entre les États-Unis et la France, et plus particulièrement, les intérêts de la république nordaméricaine dans cette relation. Au sujet de l’embargo, l’opinion publique était divisée sur l’opportunité et le bien-fondé d’entretenir des relations commerciales avec cette île. Les sympa- thies de Jefferson pour Napoléon et le peuple français l’inclinaient à renoncer aux principes de neutralité qu’il avait énoncés comme un des axiomes de la politique nord-américaine. Mais cette neutralité était par ailleurs très avantageuse pour les États-Unis, car entre 1803 et 1812 ils étaient le plus important fournisseur de l’île, surtout en produits alimentaires.40 Un autre aspect qui inlue sur les relations avec la France, et par conséquent sur le sujet haïtien, concerne les intérêts du gouvernement nord-américain pour la Louisiane et après l’achat de cette région en 1803, ses ambitions pour obtenir la Floride. L’embargo a été renouvelé d’une façon systématique jusqu’en 1810, c’est-à dire, le moment où les perspectives d’acquisition de la Floride devenaient plus certaines. Après cette date, le soutien de France ne lui paraissait plus indispensable, donc les commerçants pouvaient reprendre leur fructueux traic avec Haïti.41
Les réactions des propriétaires d’esclaves du sud des États-Unis sont un autre facteur dans la politique de Jefferson face à Haïti, surtout après les conspirations d’esclaves dans la région de Richmond en 1800 et 1802 (Gabriel Plot et Easter Plot). La découverte de préparatifs pour une insurrection pro- voqua une grande peur parmi la population blanche de Virginie, et déclencha en réaction une campagne de terreur contre les rebelles ou ceux soupçonnés tels. La loyauté de Jefferson envers les planteurs de Virginie était très forte; il pouvait comprendre leur peur et leurs phobies raciales surtout qu’il était lui aussi un planteur des États du Sud et il se sentait donc obligé de défendre leurs droits. Cela se manifeste dans une lettre à Rufus King, où Jefferson soulignait la vulnérabilité du sud de son pays, en disant:
The course of things in the neighboring islands of the West Indies appears to have given a considerable impulse to the minds of the slaves in different parts of the US. a great disposition to insurgency has manifested itself among them, which, in one instance, in the state of Virginia broke out into actual insurrec- tion. this was easily suppressed, but many of those concerned, (between 20. & 30. I believe) fell victims to the laws.42
Le président était obligé de prendre en considération les intérêts des expan- sionnistes, surtout après l’achat de la Louisiane. Sa politique face à l’esclavage dans les nouveaux territoires, et le fait qu’en 1804 il ne s’opposa inalement plus à l’extension de cette institution dans cette région, est un autre facteur lié à son attitude à l’égard de l’île Caraïbe.
Jefferson était conscient que son attitude envers Haïti n’était pas très cohérente et même plutôt ambivalente, mais souvent ses options étaient limitées et, dans autre cas, les changements dans sa politique étaient dictés par des considérations domestiques. La question de Haïti montre clairement comment Jefferson était tiraillé entre ses propres convictions et les conditions politiques de son époque, essayant de réconcilier les intérêts antagonistes existants aux États Unis celui de maintenir l’esclavage dans le sud et les ambitions mercantiles du nord pour ne pas risquer l’unité de son pays, tout en défendant les intérêts nord-américains au niveau géopolitique international. En conséquence, les convictions éclairées et les principes humanistes de Jefferson se trouvaient subordonnés à des intérêts nationaux. Ses convictions devaient s’effacer devant les ambitions économiques ou l’expansion de son pays.
Analyse: Le regard du Vieux Monde vers le regard du Nouveau Monde
Il serait très intéressant pour nous de savoir si Alexander von Humboldt et Thomas Jefferson discutèrent des événements de Haïti quand ils se rencontrèrent à Washington au printemps de 1804; malheureusement nous ne disposons pas de documents sur les thèmes qu’ils discutèrent pendant leurs réunions. Il n’y a pas de référence non plus à ce sujet dans les lettres qu’ils échangèrent pendant les 20 années suivantes, jusqu’à la mort de Jefferson en 1826, où ils commentent certains développements politiques. Cela peut paraître étonnant, mais il faut savoir qu’il y a pas mal de thèmes « polémiques » comme par exemple l’esclavage, sur lesquels nous ne trouvons pas de commentaires dans leur correspondance. On peut supposer que tenant des positions très différentes en cette matière, ils préféraient éviter de se trouver dans un débat conlictuel. Par contre, dans sa correspondance avec l’architecte William Thornton (1759–1828), Humboldt fait des références à l’esclavage échangeant informations et opinions. Dans une lettre de juin 1804 il lui dit qu’il avait lu son mémoire sur les esclaves et dans ce contexte il se réfère à Haïti où il constate que: « Plus que les événements récents de S[an] Domingue ont offusqué la vérité et plus il paraît du devoir de tout homme moral de replacer le problème dans son vrai jour ».43
Afin de pouvoir comparer les positions de Humboldt et Jefferson, il faut d’abord être conscient des contextes différents dans lesquels ces deux personnages se trouvaient. Humboldt comme scientiique pouvait approuver les buts et les résultats politiques de la révolution haïtienne en refusant tous ses aspects violent et faire état librement et publiquement de son opinion, puisque ces buts et ces résultats concordaient avec ses propres convictions humanistes. Jefferson, par contre, dans sa fonction politique était obligé de réléchir et de peser tous les conséquences de ses mesures en fonction de l’intérêt de son pays, des possibles réactions de ses adversaires, et inalement de l’inluence de ses actions sur les élections suivantes. Humboldt regardait ainsi la révolution de Haïti dans le contexte et en relation avec ses intérêts à Cuba; Jefferson, pour sa part, les reliait avec ses projets pour les États-Unis, son intérêt lié avec la France, et particulièrement avec la situation des propriétaires d’esclaves.
Ces différences dans leur situation personnelle sont également évidentes dans leurs regards très distincts sur l’institution de l’esclavage. Pour Humboldt c’est l’antithèse de ses convictions personnelles, et à de nombreuses occasions il exprime son aversion pour cette institution inhumaine, particulièrement dans le septième chapitre de son oeuvre sur Cuba qui est entièrement consacré à ce sujet. En ce qui concerne Thomas Jefferson ses commentaires sont assez ambivalents et souvent contradictoires, ce qui fait que le sujet a été beaucoup débattu parmi les historiens et a été source d’interprétations divergentes.44 Son attitude évoluait avec le temps, comme on peut voir dans un grand nombre de ses lettres, dans son oeuvre Notes on the State of Virginia,45 et dans son autobiographie écrite en 1821.46 A part ses premières initiatives pour l’affranchissement des esclaves et sa conviction ultérieure que cela pouvait résoudre les problèmes pour les générations futures, on peut également trouver dans ses ouvrages certaines afirmations qui peuvent être interprétées comme racistes ou supportant l’esclavage. Finalement, il était lui même un des plus grands propriétaires d’esclaves en Virginie, et au lieu de l’interdire, il approuva plus tard l’expansion de cette institution dans le Missouri et dans d’autres états. La complexité et la dificulté de ce sujet sont exprimées par lui dans la fameuse citation de son autobiographie:
Nothing is more certainly written in the book of fate, than that these people are to be free; nor is it less certain that the two races, equally free, cannot live in the same government. Nature, habit, opinion have drawn indelible lines of distinction between them.47
Humboldt pouvait voir et évaluer le système de l’esclavage d’un point de vue extérieur, puisque ni sa vie privée ni sa vie professionnelle n’étaient connectées avec cette institution. Jefferson était né dans ce système et il était étroitement lié avec l’esclavage de plusieurs manières. Pour lui il s’agissait d’une institution établie depuis longtemps sur laquelle était basée la vie des planteurs en Virginie. Les esclaves constituaient de plus une partie signiicative de sa richesse personnelle et de cette façon lui assuraient ses revenus et sa liberté économique, ce qui lui permettait de se dédier à ce qui était important pour lui. La décision de supprimer l’esclavage aurait donc eu des conséquences majeures non seulement dans son futur d’homme politique, mais aussi dans sa vie personnelle.48
Quant aux idéaux humanistes du Siècle des Lumières et à l’égalité des hom- mes, ils témoignent de différences remarquables entre les représentants des deux continents.49 De nouveau Jefferson semble montrer une compréhension plus pragmatique et limitée de ses propres valeurs. Il est connu—bien que beaucoup débattu—que la fameuse phrase de la Déclaration de l’Indépendance, « all men are created equal » n’incluait pas d’autres personnes que les hommes blancs ayant propriété de la terre. Il ne s’agissait pas d’une égalité politique, sociale ou économique, mais plutôt d’un droit divin à la vie, à la liberté et par suite à la félicité. Donc, c’est dans les commentaires, à caractère privé, de Jefferson sur la situation de la population noire, sur le système d’esclavage en particulier, mais aussi sur sa position à l’égard des Indiens d’Amérique et inalement dans ses rélexions sur la révolution haïtienne, qu’il manifeste ses convictions.
Humboldt appliquait en revanche ses revendications éclairées à tous, comme cette citation sur l’égalité des hommes, tirée de son oeuvre Kosmos, l’illustre clairement:50
Indem wir die Einheit des Menschengeschlechtes behaupten, widerstreben wir auch jener unerfreulichen Annahme von höheren und niederen Menschenracen. Es giebt bildsamere, höhere gebildete, durch geistige Cultur veredelte, aber keine edleren Volksstämme. Alle sind gleichmäßig zur Freiheit bestimmt; zur Freiheit, welche in roheren Zuständen dem Einzelnen, in dem Staatenleben bei dem Genuß politischer Institutionen der Gesamtheit als Berechtigung zukommt.51
En conclusion, la révolution en Haïti et les différentes réactions que cet événement a provoquées dans le Vieux comme dans le Nouveau Monde ne peuvent pas être regardées indépendamment des autres thèmes mentionnés. Les réactions peuvent manifester des convictions personnelles, mais elles sont également liées à des conditions historiques et politiques ou à des intérêts privés, comme on a pu le montrer avec l’exemple de ces deux personnalités. Finalement on pourrait dire que dans le cas présent Humboldt représente une perspective plus européenne et une position plus idéaliste, tandis que Jefferson était plus pragmatique; pour lui, c’était la réalité qu’il se présentait, puisqu’il s agissait de créer une société nouvelle aux États-Unis et pour cela, beaucoup des aspects étaient à prendre en compte. Dans la comparaison de ces deux regards il faut être conscient de la fonction différente qu’ils occupaient dans leurs sociétés respectives: Humboldt comme scientiique, philosophe et autorité morale, et Jefferson, comme scientiique, mais surtout comme homme politique, respons- able de l’avenir de sa jeune république.
NOTES
Ce travail a été réalisé dans le cadre d’un contrat post-doctoral I3P du CSIC. Mes remerciements aux Robert H. Smith International Center for Jefferson Studies à Charlottesville, Virginia, États-Unis pour une bourse de quatre mois ain d’effectuer mes recherches à Monticello. Je remercie également Jean-François Guennoc du Centre de Recherche sur la Littérature de Voyages (CRLV, Paris IV) et Marie Ange Minh Trang Do Cao pour leur aide linguistique.
Tiré du texte de: SANDRA REBOK