LABORATOIRES DU STYLE OFFICIEL

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Fondées ou reprises en main par la puissance publique dans toute l’Europe au XVIIIe siècle, les académies avaient pour vocation principale d’élaborer une architecture conforme aux lois de la raison telle que les hommes de la révolution scientifique puis des Lumières l’entendaient. La beauté et la justesse, l’ordonnance et la convenance y étaient débattues puis enseignées à des élèves déjà qualifiés dans les règles élémentaires du métier et qui devaient ensuite propager le bon goût dans toute l’Europe. Financées et contrôlées par les pouvoirs souverains, les académies devaient également servir de vivier d’architectes à l’administration pour ses propres besoins. Il convient donc de se demander si les débats internes aux académies sur la définition d’une norme architecturale ont pu servir directement le pouvoir dans l’élaboration d’un style officiel, d’une véritable architecture publique normalisée.

Étant donné que l’Académie royale d’architecture n’a jamais publié de manuel ou de traité officiel, une des principales sources dont nous disposons pour analyser l’apport de cette institution dans le débat architectural de l’époque, en dehors des publications de ses membres, réside dans les concours annuels, les Grands Prix, ancêtres directs des Prix de Rome du XIXe siècle. Et comme il était très difficile d’établir une typologie des édifices publics sur une conception commune aux deux siècles, il nous a paru intéressant d’étudier le cas de deux programmes dont le caractère de service public était

reconnu par tous les auteurs, le palais de justice et l’hôpital, deux programmes architecturaux mis au point sur le papier au XVIIIe siècle et abondamment utilisés au siècle suivant.

Le palais de justice, un programme exemplaire

 « Les hôtels de ville et les palais où l’on rend la justice fournissent à l’architecte un champ avantageux où son génie peut s’exercer en liberté. Ici il faut de grandes salles, des galeries de communication, des bureaux, des greffes, des pièces immenses où la foule se rassemble. Il faut des effets singuliers et frappants. C’est ici qu’on peut planter sur de vastes perrons des péristiles [sic] de toute la hauteur du bâtiment, les interrompre par de grands pavillons de toute espèce de forme, introduire des portions circulaires et des pans coupés, mettre de l’inégalité dans les surfaces et dans les hauteurs, tirer de cet industrieux mélange les plus merveilleux effets1. »

Dans ce texte figurant dans ses Observations sur l’architecture parues en 1765, Marc-Antoine Laugier montre combien le programme du palais de justice pouvait servir de véritable terrain d’exploration pour l’architecte.

Pourtant, le thème du palais de justice ne fut donné qu’une seule fois à l’Académie royale d’architecture, pour le Grand Prix de 17822. En employant le terme de palais de justice l’Académie faisait directement référence à celui de Paris et inaugurait un glissement sémantique important. Dans son Cours d’architecture paru onze ans auparavant, Jacques-François Blondel classait ce type d’édifices sous le vocable de « basiliques » et renvoyait ses lecteurs à la description de ses propres œuvres, parlement à Metz et projet de Sénat à Strasbourg3.

L’auteur et professeur à l’Académie n’employait jamais le terme de palais de justice, en précisant que « les lieux où se rend la justice aux citoyens sont désignés par des dénominations qui indiquent leurs juridictions particulières. On dit à Paris, le Parlement, le Grand Conseil, la prévôté de l’hôtel, le Châtelet, les Consuls, etc4. » Pourtant, le terme de palais de justice est attesté par Furetière qui le définit en 1690 comme le « lieu principal où on rend la justice souveraine au nom du roy, parce qu’effectivement on la rendoit dans le palais du roy5 ». Le roi de France avait cédé la totalité de son ancien palais de l’île de la Cité au Parlement en 1431 et la première Cour judiciaire du royaume prit par métonymie le nom du lieu où elle se réunissait.

Proposer comme sujet un palais de justice en 1782 relevait d’un choix précis dans le modèle architectural et fonctionnel à adopter : le palais de justice de Paris, six ans après son incendie de 17766. Tout y renvoyait : la sémantique, l’actualité  le Grand Prix de 1782 correspondait, sembletil, à une période où l’architecte responsable du chantier, Pierre Desmaisons connaissait des problèmes de voûtes surbaissées7  et le programme.

Le programme détaillait avec une grande précision toutes les composantes du palais de justice, insistant sur la fonction et la complexité des nombreux espaces à articuler les uns avec les autres. Le palais devait en outre contenir une prison pour deux cents prévenus. Le nombre important de prisonniers semble aller à l’encontre de la tendance générale de cette fin de siècle qui remettait en question le caractère exclusivement préventif du système carcéral français. Quatre ans auparavant, en 1778, l’Académie avait donné pour le Grand Prix un programme de prisons publiques sur un terrain isolé.

Les deux projets primés par l’Académie, celui de Pierre Bernard et celui de Etienne-Louis-Denis Cathala, présentent en leur centre une grande salle voûtée à caissons, de plan basilical proche de la Salle des pas perdus du Palais de Paris (ill. 1). Pierre Bernard proposait un éclairage zénithal, Etienne Cathala un éclairage par des fenêtres en demicercle percées au départ de la voûte en berceau. Tous deux suivaient la conception qui devint canonique par la suite de la traduction par l’architecture de l’idée que la lumière, symbole de la vérité, ne pouvait venir que d’en haut. De plus, cette disposition s’accordait avec les besoins en sécurité des personnes que l’absence de percements dans les murs garantissait.

Les deux candidats plaçaient chacun une cour devant les salles basilicales, comme la nouvelle entrée du Palais de Paris, mais Bernard la prévoyait fermée et à portiques selon un modèle romain antique, alors que Cathala en faisait une avant-cour ouverte bordée de deux ailes imposantes dans le prolongement de la tradition française du château8 (ill. 2). Deux conceptions s’affrontaient ici. Car pour ce concours, les candidats ne disposaient pas de modèle canonique depuis le Parlement de Bretagne de Salomon de Brosses.

Au travers des projets des élèves se dégage la typologie du palais de justice visible à travers un certain nombre de signes qui respectent le « caractère » de l’édifice : le portique à colonnes, le perron imposant ainsi que les grands murs gouttereaux seulement percés de quelques baies au rez de chaussée, le tout devant rendre la sévérité de la justice. Le programme avait été donné par Etienne Louis Boullée qui proposa la même année son Palais de justice et qui dans Architecture. Essai sur l’art rédigé en 1796, caractérisa l’édifice :

« La décoration de ce palais doit être majestueuse et imposante. Ce tableau appartient à l’architecture. Mais comme il y a plus d’un monument qui exige un caractère à peu près semblable, j’ai cru devoir chercher à bien désigner celui-ci par des moyens convenables et qui lui fussent particuliers […] Pour donner toute la majesté convenable à ce palais, je le fais dominer sur tout ce qui l’environne. Je l’ai élevé de manière qu’il paraît appartenir aux cieux et qu’environné par la plus grande lumière il en fût resplendissant. J’ai affecté de placer à ras de terre l’entrée des prisons comme étant le sépulcre précaire des criminels. Comme il est de fait que la noblesse majestueuse de l’architecture provient de la simplicité des masses, je me suis permis aucune division dans la façade du palais. C’est par la grande ordonnance de sa décoration que j’ai cherché à donner à ce monument toute la dignité qui doit le caractériser9. »

Dans ce texte, Boullée théorise la surélévation du temple de la justice consacrée par la reconstruction par Pierre Desmaisons du Palais de l’île de la Cité. De même, la situation subordonnée des locaux de détention, dont le XIXe siècle hérita, était déjà visible au Parlement de Rennes de

Salomon de Brosses en 1618. Les façades aveugles demeurèrent également un topos de l’architecture du palais de justice. La réunion de ces trois éléments, déjà existant, fit le succès du type de palais de justice proposé par les élèves de l’Académie en 1782.

Boullée prit dans sa composition le parti du plan en carré parfait, forme architecturale caractérisant le palais depuis la Renaissance. Cependant, en adoptant un parti aussi systématique, l’architecte dut supprimer au centre de la composition la salle des pas perdu de plan basilical. Cette erreur dans la composition entraîna pour les architectes du siècle suivant le choix du modèle basilical de Bernard sur le plan de Boullée.

Au XIXe siècle, le succès d’un modèle architectural

 Malgré un changement dans la composition du programme, les caractéristiques du palais de justice demeurèrent tout au long du XIXe siècle d’une fidélité quasi constante au modèle mis en place par les concurrents  de  l’Académie  royale  d’architecture :  isolement  en  situation  urbaine,  système d’ordonnances à l’antique, similitude avec le type religieux de basilique « à la romaine10 ». Car pour une loi devenue unique pour tout le territoire, il fallait une architecture unique.

Jean Nicolas Louis Durand dans son Recueil et parallèle des édifices en tous genres présente un projet de palais de justice idéal (ill. 3). On y voit un double escalier menant à un portique de colonnes doriques. Le plan en grille est inclu dans une enceinte à exèdre, une variante épurée du projet de Bernard de 178211. On a ici l’exemple rare de la permanence d’un type architectural, peu marqué par les modes et qui tire ses modèles de la basilique romaine.

Ce choix fut en réalité imposé par l’administration à ses architectes à travers l’action du Conseil des bâtiments civils fondé en 1791 et rétabli en 1795. Le consensus entre le Conseil qui avait le contrôle de l’architecture publique et l’Académie des Beaux Arts dans le domaine de l’architecture judiciaire fut un garant de la continuité du type mis en forme en 1782. Les palais de justice de Reims, de Tours ou de Montpellier suivaient tous le parti défini en 1782. On trouve cependant quelques exceptions lorsque des architectes adoptèrent des formes italiennes à arcades superposées comme Michel-Robert Penchaud (1772-1832) à Draguignan en 1824 mais dans l’ensemble, l’administration favorisa le modèle néo-antique en accord avec l’École des Beaux Arts.

En effet, l’héritière de l’école de l’Académie d’architecture continua au XIXe siècle à faire réfléchir ses élèves sur des programmes d’architecture judiciaire. Dans les années 1820, le programme du palais de justice fut soumis trois fois au vote de l’Académie comme sujet de Grand Prix, dont une fois en 1821 avec succès. Le programme pour le Palais de justice de 1821 demandait quatre cours de justice et une chapelle regroupées autour d’une salle des pas perdus12. Henri Labrouste et Abel Blouet suivirent le même parti que Jean-Nicolas-Louis Durand dans la composition et respectèrent dans l’élévation les signes devenus canoniques de l’architecture judiciaire : large perron, portique à colonnes doriques et murs aveugles percés de simples niches à statues. Seulement, Henri Labrouste, contrairement à Abel Blouet hésita sur la question du caractère et son toit en bâtière percé d’une verrière en plein cintre évoquait aux yeux du jury plus une bourse qu’un sanctuaire de la justice13. Dans ses conclusions, le jury écrivit que le choix du projet de Labrouste pour le Second Grand Prix ne résidait que dans l’excellence de sa composition, mais que le rendu du Premier Grand Prix, Abel Blouet, répondait aux demandes du programme avec le caractère le plus approprié : son plan avait une très grande unité, l’élévation et la coupe participaient de la même unité de style et de caractère14.

Trois ans plus tard, en 1824, les académiciens préférèrent proposer une Cour de Cassation. Afin que les concurrents, dont dix-sept sur trente avaient participé au Grand Prix de 1821, ne confondissent pas le programme de Cour de Cassation avec celui de Palais de justice, les rédacteurs se virent dans l’obligation de définir plus précisément que d’habitude ce qu’ils attendaient des concurrents ainsi que le caractère qu’ils attribuaient à cet édifice particulier. En 1821, le programme pour un palais de justice spécifiait que le caractère distinctif de cet édifice fût une noble simplicité15. En 1824, le programme citait comme source d’inspiration pour les élèves les tribunaux d’Athènes et de Rome.

Les quatre premières esquisses retenues par le jury reflétaient un parti de composition en croix grecque. C’est un motif très prisé de l’Académie depuis la fin du XVIIIe siècle. Pourtant en adoptant un parti de composition différent, Henri Labrouste remporta le Premier Grand Prix (ill. 4). Habituellement, les membres architectes du jury accordaient plus d’importance à la composition qu’à l’élévation ; dans le cas de l’architecture judiciaire le strict respect par le jeune Labrouste des recommandations du programme, à savoir un style antique, noble et sévère, primait sur une composition jugée plus faible que celle de ses concurrents.

Son projet se présente comme un temple grec. Un portique décastyle dorique supporte un fronton sculpté qui s’avance sur une façade parfaitement nue. Le fronton combine la composition de Raphaël pour la Philosophie du Vatican avec les attributs de Moïse, ce qui donne un caractère religieux au bâtiment dans la droite lignée de la conception traditionnelle de la justice. Quatremère de Quincy n’écrivait-il pas qu’un sentiment de respect ressemblant au sentiment religieux des temples devait inspirer l’introspection lorsque l’on s’approchait du sanctuaire de la justice16 ? Encore une fois, l’analogie entre l’édifice judiciaire et la typologie du temple antique, approuvée par l’Académie en 1782, s’imposait.

Bien sûr, ce modèle évolua depuis le modèle canonique que Paul Abadie père réalisa à Angoulême vers 1825 et celui plus tardif de Stanislas-Félix Seheult et Joseph Chenantais à Nantes, édifié entre 1844 et 1852. Dans ce dernier exemple, le portique à colonnes est remplacé par une grande niche italianisante qui tient lieu de porche à un imposant perron. Le visiteur doit être pénétré de la majesté du lieu que les architectes maintiennent dans une pénombre sacrée.

Avec le temps, le parti de 1782 renouvelé en 1824 se modifia vers une plus grande ornementation, comme la façade de Joseph-Louis Duc pour la Cour de Cassation de 1868. La loi se sécularisait et perdait progressivement son caractère de religion sévère. Pourtant, il n’y eut pas de rupture majeure jusqu’au XXe siècle dans l’architecture du palais de justice. Il faut attendre les années 1960, à la reprise

de la construction de ce type d’édifices pour constater que l’architecture moderne n’a toujours pas trouvé de solution de rechange pour qualifier le palais de justice quand il refusait la solution proposée deux siècles auparavant par les élèves de l’Académie d’architecture. L’absence de monumentalité du Palais de justice de Lille de Jean Willerval et Marcel Spender de 1958 illustre cet échec de la pensée architecturale moderne.

Ainsi, dans le domaine de l’architecture judiciaire, l’Académie d’architecture à travers ses Grand Prix eut un rôle considérable dans l’élaboration d’un type architectural. Il en va différemment dans le cas de l’architecture hospitalière.

La difficile recherche d’un plan parfait d’hôpital au XVIIIe siècle

 En 1772, survint l’incendie d’une des ailes de l’Hôtel Dieu de Paris, le troisième en trente ans. Cet établissement était considéré comme le plus vaste et le pire hôpital du royaume. Les commissaires qui enquêtèrent en 1785 établirent que le taux de décès était de un sur quatre patients et demi à l’Hôtel-Dieu contre un sur treize à Lyon ou un sur vingt-cinq et demi à Edimbourg17. Cette situation

nourrissait le grand débat de la seconde moitié du XVIIIe siècle sur l’hôpital. Des voix s’élevaient de

plus en plus nombreuses pour distinguer le traitement aux malades de l’incarcération des pauvres et pour beaucoup, la solution résidait dans une réflexion à la fois architecturale et urbanistique du problème.

Les architectes participèrent bien entendu à ce débat. La solution semblait résider dans la ventilation, c’est-à-dire la place des bâtiments par rapport aux vents dominants. Cette préoccupation donna naissance au système pavillonnaire contre le plan dominant, celui en croix de Saint André. Le système pavillonnaire fut expérimenté pour la première fois par un ingénieur de la Navy, Rovehead, à Stonehouse près de Plymouth en 1760. Il permettait d’exposer les malades les plus contagieux à l’extrémité du sens de circulation des vents. Cette réflexion sur la ventilation s’étendit également au plan des bâtiments eux-mêmes comme dans la chapelle de l’Hôtel-Dieu de Lyon construit de 1741 à 1764 par Soufflot dans le but de jouer le rôle d’une pompe aspirante.

L’Académie d’architecture ne pouvait pas demeurer à l’écart d’un tel débat et proposa en 1771 à ses élèves un Hôtel-Dieu pour sept cents lits18. Ce projet ne remettait pas en question le principe du grand hôpital et continuait à appuyer la séparation des malades sur un principe de hiérarchie sociale plus que sur des critères médicaux. Huit élèves composèrent sur ce programme mais l’Académie ne décerna pas de prix cette année19, par contre, la querelle qui couvait explosa après l’incendie de l’Hôtel Dieu de Paris l’année suivante.

A la suite du désastre, la Ville chargea les architectes du roi Jean-François-Thérèse Chalgrin et Claude-Nicolas Ledoux de préparer des projets d’amélioration. Les académiciens présentèrent trois solutions : l’aménagement des locaux existants ; le transfert des malades à l’hôpital Saint-Louis, l’Hôtel-Dieu servant alors de simple dépôt ; la suppression du vieil hôpital au profit de quatre nouveaux édifices situés à Sainte-Anne, Sainte-Marie, Saint-Louis et à l’Arsenal20.

Le Bureau chargé de la gestion de l’hôpital s’opposant à son démembrement et les milieux philanthropiques et scientifiques étant hostiles à la mainmise des architectes sur le programme, Ledoux et Chalgrin furent écartés de l’affaire et l’Académie d’architecture avec eux. Elle avait proposé pourtant dès janvier 1773 un prix d’émulation sur le thème d’un hospice pour les malades21. Pour la première fois l’Académie prenait en compte clairement la séparation entre malades et indigents, une étape importante dans le mouvement de médicalisation de l’hôpital.

En 1784, le baron de Breteuil, en charge du département de Paris, fit transmettre tous les éléments de la commission des hôpitaux à l’Académie des sciences chargée officiellement du problème. C’est elle qui eut à juger les nombreux projets imaginés à cette occasion et non l’Académie d’architecture. Même le projet qui avait la faveur du baron de Breteuil, l’hôpital de plan radioconcentrique présenté par l’architecte Bernard Poyet (1742-1824) fut soumis au seul contrôle de l’Académie des sciences. Poyet fut élu dans la seconde classe de l’Académie d’architecture en 1786 alors que la compagnie n’avait pas autorité pour juger de son projet d’hôpital.

L’Académie d’architecture réagit l’année suivante en proposant en août pour prix d’émulation un Hôtel Dieu de douze cents lits22. Le programme était formulé ainsi : « Un Hôtel-Dieu pour 1 200 lits disposés autant qu’il sera possible par rapport à la salubrité de l’air, d’après les vues sages indiqués dans la [sic] mémoire de l’Académie des sciences. Les salles y seront assez vastes, assez multiples pour que chaque malade ait son lit. Cet édifice sera composé d’un corps de bâtiments qui contiendra les salles des malades, une chapelle et plusieurs autels et les pièces pour différents services qui doivent y être unis et divers autres corps de bâtiments qui selon les usages peuvent être séparés. Le principal corps de bâtiment aura dix mille toises superficielles quelques forme qu’on lui donne. On indiquera dans le plan et dans la coupe la disposition respective des salles et leur élévation. On indiquera dans le plan général en masse les corps de bâtimens séparés qui contiendront les logements des médecins chirurgiens, prêtres, officiers, domestiques, cuisines, boucherie23. »

L’Académie cite explicitement le rapport de l’Académie des sciences qui venait d’être repris dans un arrêt du Conseil daté du 22 juin 1787. Le nombre de malades, douze cents est celui proposé par l’Académie des sciences pour chacun des quatre hôpitaux qu’elle recommandait d’édifier à Saint-Louis, Sainte-Anne, La Roquette et à Sainte-Périne de Chaillot. L’Académie recommandait en outre de suivre le plan pavillonnaire proposé par le docteur Jean-Baptiste Le Roy et dessiné par Bernard Poyet. Le projet présente une série de pavillons parallèles les uns aux autres de chaque côté d’une large cour à abside qui contient une chapelle24. C’est le même parti que l’on retrouve dans tous les projets conservés, ce qui dénote une fidélité au recommandations de l’Académie des sciences. Cependant, si l’on examine les plans, les élèves se sont plus éloignés du plan strictement pavillonnaire que Bernard Poyet. Dans l’élévation du projet de Jacques-Charles Bonnard, les pavillons sont insérés dans des constructions et non plus réellement exposés aux vents, ce qui dénature la fonction première du plan pavillonnaire (ill. 5).

Cependant, on peut dire qu’en 1787, à la fois l’Académie et le pouvoir royal avaient clairement fait le choix de l’hôpital pavillonnaire. Le département de Paris commença la construction des hôpitaux Sainte Anne et La Roquette ainsi que l’aménagement de l’Ecole militaire et de Saint Louis sur le modèle de l’arrêt du Conseil de juin 1787.

En septembre 1792, l’Académie redonna le sujet d’hôpital comme prix d’émulation. Il s’agit d’« un hôpital qui puisse recevoir cinq cents malades25. » Le terme d’hôpital remplace désormais celui d’Hôtel Dieu et le nombre des malades diminue pratiquement du tiers. Le projet conservé, celui de Guilhot, situé au bord d’un fleuve est une variante du plan pavillonnaire sur la base d’un demi-cercle dont le centre est constitué par la chapelle.

Ainsi à la fin du siècle, les autorités royales et les académies adoptèrent le plan pavillonnaire. Pourtant, contrairement au cas du palais de justice ce bel unanimisme fut remis en question au XIXe siècle.

Au XIXe siècle, l’abandon du consensus

 Au début du XIXe siècle, Jean Nicolas Louis Durand dans la planche XXIX de son Recueil d’architecture sur les hôpitaux faisait figurer côte à côte le plan en croix du Pammatore de Gènes avec l’hôpital de la Navy de Stonehouse et le second projet de Bernard Poyet, tous deux en plan pavillonnaire26 (ill. 6). Quatremère de Quincy dans son article « hôpital » du Dictionnaire d’architecture de 1832 se contentait de citer Saint Louis de Paris pour louer l’isolement du pavillon des contagieux et l’hôpital de Plymouth dont « sa disposition est fort convenable à une ville de taille moyenne27. » Du problème du plan, il n’est point question. Aucun des deux grands théoriciens de l’architecture de l’époque ne semblait privilégier le plan pavillonnaire face au plan en croix. Le Conseil des bâtiments civils ne trancha pas la question et on ne trouve pas d’hôpital semblable à celui projeté par Bernard Poyet en 1787 de tout le siècle. L’hôpital Lariboisière de Martin Pierre de 1846 suit un modèle en peigne dans lequel les corps de bâtiments sont reliés par des espaces de communication. Ce n’est que lors de la reconstruction de l’Hôtel Dieu à partir de 1861 qu’Arthur Stanislas Diet incorpora des pavillons dans le vénérable hôpital.

Du côté de l’École des Beaux Arts, toute tentative d’aborder le sujet dans les concours fut écartée. Ainsi, le seul Prix de Rome de la première moitié du siècle concernant l’architecture hospitalière est celui de 1812, une maison hospitalière, mais à la lecture du programme, il appert qu’il s’agit en fait d’un hospice pour indigents28. Il s’agissait clairement d’un retour en arrière spectaculaire dans la distinction entre hospice et hôpital. Il fallut attendre 1864, un hospice sur les Alpes et 1880, un hospice pour enfants pour voir réapparaître des thèmes d’architecture hospitalière mais sous la forme de programmes très spécifiques.

Contrairement au palais de justice, le XIXe  siècle constitua une rupture dans le domaine de l’architecture hospitalière. Le débat entre plan en croix et plan pavillonnaire fut tranché par l’Académie des sciences et accepté par le pouvoir royal et les architectes à la fin du XVIIIe siècle. Pourtant, ce débat reprit au siècle suivant sans que le Conseil des bâtiments civils ou l’Académie des beauxarts cherchassent à intervenir et à proposer de réelles solutions. La question ne fut véritablement règlée qu’au XXe siècle en défaveur de la solution proposée en 1787 par l’Académie des sciences.

Les autorités ne purent disposer d’une véritable architecture publique normalisée, lisible et unifiée à l’échelle du pays, que lorsqu’à la fois les instances de contrôle architectural et les instances où s’élaborait l’architecture s’accordèrent sur le programme, la symbolique et le caractère des bâtiments publics. Lorsque les deux acteurs, les experts et les hommes de l’art d’un côté, l’administration et le politique de l’autre, arrivaient à s’entendre sur ces trois points fondamentaux, un véritable style officiel pouvait naître et se répandre durablement dans le pays.

Références:

  1. A. Laugier, Observations sur l’architecture, Paris, 1765, p. 193-194.
  2. « Un palais de justice pour une ville capitale, sur un terrain de cent toises sur cent quarante toises : il y aura une grande cour principale et plusieurs cours accessoires, une grande salle publique, avec chapelle éclairée par des voûtes…
  3. F. Blondel, Cours d’architecture, t. II, Paris, 1771, p. 448.
  4. ,p. 447.
  5. Furetière, Dictionnaire universel, Paris, [1690], rééd. Paris, Le Robert, 1978, t. III, s. p.
  6. Incendie dans la nuit du 10 au 11 janvier 1776. Voir. G. Lesterlin, « La reconstruction du Palais de Justice de Paris après l’incendie de 1776. Le rôle des architectes face aux enjeux politiques », Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, t. LXXX, 2001, p. 81-121.
  7. Lesterlin, Contribution à l’histoire du palais de justice de Paris, juin 1999, dactyl.
  8. M. Pérouse de Montclos, L’architecture à la française, Paris, 2ème éd., 2001, p. 39.
  9. L. Boullée, Architecture. Essai sur l’art, Paris, réed. de 1968, p. 113-114. Cité par W. Szambien, La justice en ses temples, Paris, 1992, p. 75-76, p. 72.
  10. N.-L. Durand, Précis d’architecture, t. II, Paris, 1805, pl. VI.

Tiré du texte de: Basile Baudez

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