Résumé
Les risques de se perdre sur le web sont à la mesure de la taille du réseau et les attributs de la « navigation » (boussoles ou repères) font souvent défaut. Chercher des informations, les trouver, les analyser et les exploiter suppose d’agir sur des «signes passeurs» (mots, icônes et outils qui leur sont associés), mais aussi d’être capable de se déplacer, de se repérer et à tout moment de se rappeler d’où l’on vient afin de décider quoi faire. C’est pour échapper au « syndrome de désorientation » et tenter de maîtriser la diversité exponentielle de l’information circulant sur les réseaux qu’émergent aujourd’hui des interfaces et des outils graphiques de navigation et de traitement de l’information. Franck Ghitalla nous montre ainsi que pour découvrir, rechercher, indexer et stocker l’information, on pourra très probablement passer demain par la visualisation et la manipulation de formes graphiques, autant que par les « signes passeurs ». Des projets de recherche autour de la « spatialisation » de l’information et de la géographie des réseaux voient ainsi le jour aux confins de la cybernétique, de la géographie, de la sémiotique et de la sémantique. Ces projets devraient nous ouvrir les voies d’une exploitation plus conviviale et plus efficace des univers de documents numériques grâce aux puissants outils visuels que sont les cartes… un pari qui ne relève plus uniquement de la théorie comme le montre fort justement l’auteur.
Les risques de se perdre sur le web sont à la mesure de la taille du réseau et les attributs de la « navigation » (boussoles ou repères) font souvent défaut. Chercher des informations, les trouver, les analyser et les exploiter suppose d’agir sur des «signes passeurs» (mots, icônes et outils qui leur sont associés), mais aussi d’être capable de se déplacer, de se repérer et à tout moment de se rappeler d’où l’on vient afin de décider quoi faire. C’est pour échapper au « syndrome de désorientation » et tenter de maîtriser la diversité exponentielle de l’information circulant sur les réseaux
qu’émergent aujourd’hui des interfaces et des outils graphiques de navigation et de traitement de l’information.
Franck Ghitalla nous montre ainsi que pour découvrir, rechercher, indexer et stocker l’information, on pourra très probablement passer demain par la visualisation et la manipulation de formes graphiques, autant que par les « signes passeurs ». Des projets de recherche autour de la «spatialisation » de l’information et de la géographie des réseaux voient ainsi le jour aux confins de la cybernétique, de la géographie, de la sémiotique et de la sémantique. Ces projets devraient nous ouvrir les voies d’une exploitation plus conviviale et plus efficace des univers de documents numériques grâce aux puissants outils visuels que sont les cartes… un pari qui ne relève plus uniquement de la théorie comme le montre fort justement l’auteur.
Appliquées aux particularités des systèmes hypertextes, les cartes sont devenues des instruments d’investigation scientifique et constituent la pierre angulaire de ce que l’on appelle désormais la «cybergéographie1 »[1]Voir la synthèse réalisée dans l’ouvrage de M. Dodge et R. Kitchin, Mapping
Cyberspace, London, Routeledge, 2001 . . Mais elles inaugurent aussi pour l’usager de profonds renouvellements en matière d’ergonomie des interfaces et de conception d’outils de navigation et d’indexation. Libérées des contraintes qui les liaient à la représentation du territoire physique et exploitant pleinement les fonctionnalités du support numérique (interactives, dynamiques, modifiables et échangeables), les cartes électroniques peuvent ouvrir sur des stratégies originales de déclinaison des mots et du sens attachés aux documents en objets incarnés techniquement et dessiner le web comme dans un «miroir graphique2»[2]Fabrikant S.-l., Buttenfield B., « Formalizing Semantic Spaces for Information
Access », Annals of the Association of American Cartographers, 91 (2), 2001, p. 264.. Surtout, elles restituent à l’usager le sens de la « spatialité » qui lui fait si souvent défaut quand il est confronté à la multitude des documents ou à des concepts abstraits et multidimensionnels. Si elles accompagnent souvent le rêve d’une navigation libre et éclairée dans des information spaces virtuels, on ne doit pourtant pas oublier les contraintes tant techniques que semiotiques qui pèsent sur elles. Ainsi s’ouvre le « second âge de la géographie3 »[3]Goodchild M., « An Interview with Michael Goodchild », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 17, California, 1999. Voir aussi M. Batty « Virtual Geography »,
Futures, vol. 29, n° … Continue reading, celui des cartes électroniques et de la navigation hypertexte.
« CYBERGÉOGRAPHIE », CARTES ET TERRITOIRE
Comparer le web à une bibliothèque universelle peut séduire et rassurer, mais chacun a pu éprouver qu’il n’est pourtant pas un dispositif de gestion centralisée de l’information que l’on pourrait parcourir à l’aide d’instruments de classement omniscients. Naviguer à la recherche de documents, c’est surtout arpenter un réseau ouvert de connexions dont le lien hypertexte est la clef de voûte. Dans cet univers, au-delà de ces îlots de cohérence que représentent un site ou un corps organisé de documents, la spécification logique des liens, autrement dit leur prédictivité, devient de plus en plus improbable à mesure que l’échelle grandit. Des cartes ou des atlas du « cyberspace4 »[4]L’un des projets est conduit par les chercheurs du Centre for Advanced SpatialAnalysis (CASA) à Londres. aideraient à diminuer le coût cognitif de la navigation dans une architecture technique où documents numériques, liens hypertexte et réseau forment un ensemble complexe aux frontières incertaines. En réalité, la cartographie des réseaux ouverts comme le web reste encore aujourd’hui un défi, à l’image de celui qu’ont eu à relever les explorateurs et les géographes du xve siècle. On considère souvent le web comme un « Klondike » moderne, une terra incognita dont on commence à peine à entrevoir les contours fascinants5.[5]Voir, notamment, « Graph Structure in the Web », une étude commune réalisée par-S plusieurs chercheurs d’AltaVista Company, d’IBM Almaden Research Center et de 08 Compaq Systems … Continue readingLes projets de cartographie des territoires numériques inaugurent ce nouvel âge de la géographie dont la singularité ne peut que frapper: la carte ne s’inscrit plus sur cet horizon que fut la continuité physique d’un territoire naturel mais sur les propriétés culturelles et artefactuelles dont sont tissés les réseaux documentaires. La « cyber géographie », en effet, ne se cantonne plus aujourd’hui à l’étude des propriétés physiques des réseaux (distribution géographique des canaux, des serveurs et des points d’accès, calcul et évaluation des débits, modélisation statistique des flux de données). Elle intègre aussi l’étude de la distribution de la connectivité hypertextuelle, l’analyse thématique des contenus et les taux de notoriété des documents en termes de fréquentation. Elle dessine ainsi le projet de construire la méthodologie et les outils cartographiques liés à l’exploration des réseaux de documents numériques. Là réside son enjeu essentiel : concevoir, tout autant que des instruments d’investigation scientifique, de puissants outils cartographiques de navigation. Encore faut-il que ces cartes soient réalisables et rendues utilisables pour l’usager.
Si les moteurs de recherche peuvent ponctuellement introduire un ordre (logique) dans des systèmes bâtis autour d’une pure connectivité technique, l’envergure du web et ses métamorphoses permanentes rendent en effet difficile toute cartographie exhaustive. Car le web et sa topologie documentaire représentent un univers en expansion constante. En juillet 1994, Lycos dénombrait près de 54000 pages sur le web.
En 1997 ce nombre a été estimé à 320 millions, à 800 millions en 19996[6]Ces études ont été menées par Steve Lawrence et C. Lee Giles du NEC Research§ Institute. « Accessibility of information on the web », Nature, vol. 400, juillet 1999. et l’on aurait dépassé le milliard en 20007[7]Voir l’étude de la société BrightPlanet réalisée en juillet 2000 (www.lexibot.com/press) S et l’article de Libération « 500 milliards de pages oubliées dans les abysses du web » … Continue reading. Ces vastes territoires semblent difficiles à recenser et les moteurs de recherche y parviennent de moins en moins en parcourant les fils de la toile. À eux tous, ils n’en indexaient en 1999 que 60 pour cent et le meilleur d’entre eux seulement 16 pour cent. Le robot Inktomi repère par exemple près de 1 ,5 million de nouvelles pages par jour8[8]« Searching the World Wide Web », Steve Lawrence, C. Lee Giles, Science, vol. 280,avril 1 998 . L’introduction de critères de fréquentation ou l’utilisation de « méta-moteurs » comme Copernic dans la recherche et la restitution de documents n’enlève rien à la diminution constante du degré d’exhaustivité des moteurs9[9] « Emergence of Scaling in Random Networks », Alberto-Laszlo Barbarasi, Reka Albert, Science, vol. 286, octobre 1999. ou à l’arbitrante des résultats qu’ils délivrent10[10]On peut tricher facilement pour que son site soit indexé plus rapidement et rendu plus visible. Ainsi, dans les informations destinées aux moteurs de recherche (dans les balises « meta » de … Continue reading. Les territoires de l’hyperlien sont d’autant plus difficiles à cerner que le web est largement compatible avec tous les autres protocoles Internet (mail, ftp…) et que l’on peut insérer dans une page HTML des documents ou des « objets » construits dans certains langages de programmation (comme Java) ou des « plug-in » (sortes de micro applications) dont il existe plus de deux cents sortes compatibles avec Netscape ou Explorer. Ce qui déroute l’usager, plus que l’étendue et la complexité de ces nouveaux territoires, c’est d’abord l’impossibilité d’en apercevoir l’étendue et les frontières, (voir fig. 1.)
L’autre défi que doit relever la cybergéographie réside dans l’absence d’étalon physique dans la constitution des cartes. Toute géographie du web n’entre pas dans un rapport symbolique de représentation à partir d’un territoire que l’on pourrait baliser avec des bornes géodésiques et dont on pourrait calculer les surfaces. Le web, en effet, repose sur un ensemble d’interconnexions de systèmes ouverts et, surtout, sur une série de dispositifs dédiés à la gestion de la circulation de l’information sur plusieurs niveaux. D’un niveau à l’autre, c’est la nature même de ce que l’on appelle « information » qui varie, comme autant de processus de déterritorialisation qui nous font quitter l’univers des connexions physiques et matérielles
vers celui du dialogue synchrone entre applications coopérantes, comme les relations hypertextes.
Figure 1 – Graphe de liens hypertextes portant sur un corpus de quelques
milliers de nœuds. Quelle taille aurait-il à l’échelle du web? (http://www.caida.org/)
Des «couches basses» des réseaux (destinées à la gestion des connexions physiques) aux «couches hautes», se dessinent des architectures
fonctionnelles de plus en plus «abstraites», au point que seul le technicien ou l’ingénieur peut encore décrypter les chemins physiques par lesquels transite une «information11[11]On peut visualiser le parcours physique des « datagrammes » avec des logiciels de a type « traceurs de routes » (tracerouters). Des projets et des dispositifs didactiques de|cette représentation … Continue reading ». Au dernier niveau, celui de l’hypertexte, l’univers se trouve réglé par un pur principe ^ de connectivité dont rien ne nous donne l’étalon, la métrique et S surtout les repères. À ce niveau, peu importe où sont situés physiquement les documents et toute cartographie doit reposer sur le seul principe de la représentation des connexions, sans l’horiS zon d’un territoire qui lui servirait de référence. Cette architecture réseau complexe nous arrache à l’univers des connexions physiques, nous plongeant dans les méandres de l’hyperconnectivité. La navigation sur le web ne s’épanouit pas dans l’espace circonscrit des documents imprimés et de la bibliothèque dont l’organisation, alphabétique ou thématique, se fonde sur la matérialité physique des supports, la localisation des sources, la répartition et la finitude des espaces. La fin proclamée de la distance12[12]Voir le célèbre ouvrage de F. Cairncross, The Death of Distance, Harvard, Harvard
Business Scholl Press, 1997. , des systèmes terrestres ou physiques de référence, de la cardinalité géographique de l’orientation, des échelles de projection, de la localisation absolue des documents comme des objets contribuent à dessiner les contours d’une géographie dont la singularité est d’être sans territoire.
L’intérêt des cartes documentaires dans l’exploration des réseaux numériques ne réside peut-être pas dans la réduction symbolique sur laquelle se fondait la géographie traditionnelle. Certes, le web n’est techniquement pas si relatif ou si désincarné que cela. Il admet des propriétés sur lesquelles des algorithmes peuvent opérer, enrichissant ainsi les fonctionnalités de nos outils, notamment les moteurs de recherche. C’est le cas, en particulier, de l’analyse automatique de contenus, de la modélisation de la distribution de la connectivité hypertexte sous forme de graphes et des études portant sur la popularité de certains nœuds du réseau. Mais, aussi surprenant soit-il, l’intérêt des cartes des univers numériques réside dans le fait qu’elles restituent à l’usager une part de ce territoire si nécessaire à l’orientation dans la construction des espaces documentaires qui sont, in fine, des espaces de compréhension. On a beaucoup parlé de l’âge de l’information comme de l’ère du virtuel, de l’immatériel, de la simulation et la plupart de nos outils sont conçus pour traiter l’information, mais rarement l’incarnation du savoir. Les cartes du web, dont il s’agit de penser les formes et les contextes d’utilisation, figurent matériellement continuité physique et repères spatiaux, là où règne la discontinuité générée par les liens hypertextes et les types de désorientation qui les accompagnent13[13]Broadbent S., « La détresse des néophytes dans le chaos du net », Libération,
12 avril 2000. . Il s’agit là d’un type de technologie intellectuelle appelé à jouer un rôle important en matière d’exploration des réseaux et surtout d’indexation documentaire. Certaines cartes du web sont en effet aujourd’hui conçues comme des outils de représentation, mais aussi de navigation ; elles permettent de comprendre et d’agir sur un univers dont la complexité technologique nous échappe en grande partie. Plus largement, elles ouvrent nos dispositifs informatiques au domaine de la géographie documentaire et au traitement spatial du sens en nous incitant à les explorer
ou à les construire comme de véritables champs d’action. Ces cartes, quelle que soit leur étonnante diversité, nous rappellent aussi plus fondamentalement à quel point les « interfaces » sont des outils techniques de médiation cognitive.
DU SENS AUX GRAPHES : LES CARTES THÉMATIQUES
Outre le territoire arpentable qu’elles constituent pour l’usager, les cartes électroniques ouvrent la voie à la construction d’univers documentaires logiquement organisés. En cela, elles seraient des outils adaptés d’indexation et d’aide à la navigation sur le web. Qu’elle aide à structurer des corpus de documents, de pages ou de sites, la question essentielle que pose le principe d’une cartographie thématique concerne autant l’information que la valeur logique et heuristique de sa manipulation. Les définir comme des « métaphores » ou des formes de «géographie virtuelle » et les rejeter sans plus d’argument dans le domaine indéfini des «représentations symboliques» n’aide pas à comprendre le pouvoir qu’elles peuvent conférer à l’usager en termes de construction des cadres matériels de la connaissance. Une autre voie, plus prometteuse, consiste à les situer comme des «virtualités réelles14[14]Castells M., The Information Age: Economy, Society and Culture, vol. 2, Blackwell o Publishers, 1998. », donc d’authentiques dispositifs de médiation technique. À titre d’outils cognitifs, on comprend que leur étude s’intègre naturellement dans ce champ de recherche contemporain qu’est la spatialisation de l’information où se mêlent méthode de structuration de l’information, sémiologie graphique et propriétés numériques des supports. Mais on peut faire l’hypothèse que la spécificité de leur pouvoir heuristique, et leur succès d’aujourd’hui, vient de l’ouverture de nos écrans au jeu des possibles et des contraintes en termes de perception et d’action dans la construction des connaissances et
des univers documentaires. Par-delà leur diversité, l’originalité des lois qu’elles épousent vient en partie de la façon dont s’y mêlent des propriétés topologiques et certains principes d’organisation du sens. Reste à comprendre les voies qu’emprunte cette topologie documentaire.
A priori, les cartes documentaires du web sont d’une étonnante diversité sémiotique : elles peuvent emprunter les voies de la cartographie traditionnelle, des graphes conceptuels, de l’épure fonctionnelle des schémas et des diagrammes ou même épouser les trois dimensions des paysages ou des villes virtuels15[15] Pour une synthèse exhaustive des projets et des outils dans Mapping Cyberspace,ibid., note 1.. On pourrait peut-être les classer selon leur «degré d’iconicité», selon l’échelle esquissée par A. Moles16 [16]Moles A., L’Image, communication fonctionnelle, Paris, Dunod, 1970.. Le plus important, cependant, est de les replacer parmi nos outils cognitifs les plus éprouvés, comme les systèmes d’écriture. Ces derniers peuvent se classer selon les voies qu’ils empruntent pour simuler techniquement le langage, phonographiques ou sémiographiques selon qu’ils prennent pour objet l’organisation phonétique ou syllabique d’une langue ou son organisation « sémiologique » (comme les morphèmes). Mais on peut aussi simuler, ou plus exactement « outiller » le langage dans des dispositifs graphiques qui restituent tout autant qu’ils s’offrent aux manipulations heuristiques. Listes, formules, tableaux17[17]Pour reprendre les objets de La Raison graphique de J. Goody, Paris, Éd. de Minuit,
1979. mais aussi cartes, schémas ou « métalangages » montrent aisément qu’anthropologiquement le raisonnement sur les choses passe aussi par des opérations sur les graphes. De la naissance historique de la géométrie aux exercices scolaires d’appariement d’objets selon leurs formes ou leurs couleurs, sans oublier les repentirs et les ajustements dont sont témoins ces matrices du sens que sont nos «brouillons», notre activité intellectuelle s’appuie quotidiennement sur des dispositifs techniques dont les cartes feront demain sûrement partie dans notre exploitation du web. Leur manipulation peut d’ailleurs être purement « visuelle » et J. Bertin avait raison d’invoquer l’idée « d’attitude perceptive18[18] Bertin J., Sémiologie graphique, La Haye-Paris, Mouton-Gauthier- Villars, 1967, p. 39. » pour désigner les opérations logico spatiales qu’elles permettent. Ce que l’information perd de rigueur formelle en se spatialisant, elle le gagne dynamiquement, le support numérique démultipliant de surcroît notre pouvoir d’action.
Figure 2 – L’interface de « Kartoo », un outil de recherche de plus en plus
populaire pour sa représentation topographique des documents (http://www.kartoo.com/)
II reste que les cartes numériques sont des dispositifs heuristiques dédiés à certaines tâches cognitives plus que d’autres dans des dispositifs de navigation et d’indexation où les moteurs de recherche linguistique et les arborescences hiérarchiques gardent leur place. Outre qu’elles offrent un territoire arpentable, leur construction et leur manipulation permettent de produire un ensemble de métadonnées, autrement dit des informations sur l’information dont la caractéristique essentielle est d’épouser les contours d’une topologie. Que l’on classe des documents ou des sites, les cartes
jouent un rôle de système de référencement et de repérage dont les propriétés topologiques assurent la prévisibilité. C’est tout l’enjeu du champ de la spatialisation de l’information : concevoir les modalités de la déclinaison de propriétés logiques en propriétés spatiales19[19]Et le champ de la « spatialisation de l’information » remonte jusqu’aux premiers dispositifs d’écriture, ce que rappelle entre autre l’une des etymologies de index: … Continue reading. Les cartes peuvent ainsi marier navigation linguistique et cartographique et, pour peu qu’on en définisse les conventions, ce type d’interface pourrait générer des localités thématiques, attribuer aux « labels » des documents une valeur toponymique, incarner les taxinomies en valeurs d’échelle et les complémentarités en parcours balisés. En s’appuyant sur les savoirs, les usages et la dimension proprioceptive de l’espace, elles pourraient ainsi techniquement donner corps à ce fameux «button up» qui permettra à l’usager de s’élever et de naviguer enfin, sans risquer de perdre les repères d’un univers documentaire qu’il aura su maîtriser à titre de cadres du savoir.
Figure 3 – LightHouse, un projet de visualisation des univers documentaires.
On peut y manipuler les objets graphiques en fonction de différents paramètres
(notoriété, classement hiérarchique, associations…).
Il reste à trouver les voies de cette déclinaison et la valeur heuristique qu’elle offrirait à l’usager. Les projets de développement tels qu’ils existent aujourd’hui semblent reposer sur l’exploitation des propriétés du support numérique mais aussi, explicitement ou non, sur quelques-uns des grands principes du graphisme symbolique dont A. Moles et J. Bertin avaient tracé les contours. La carte est un « espace significatif » parce que peuvent s’y exercer différentes « attitudes perceptives » (comme la discrimination, l’inclusion, le classement ou la mesure quantitative)20. Ces opérations logiques sont des formes de « correspondance » réalisables entre un « ensemble fini » de concepts pour peu que des propriétés graphiques puissent les incarner. Les objets graphiques offrent suffisamment de « d’affordances » pour parler comme Gibson (ou de prises) pour que soient possibles des opérations de discrimination et de regroupement selon leur taille, leur forme, leur couleur, leur valeur ou leur grain. Sur une carte, on peut ainsi les identifier par saillances perceptives ou les regrouper par densité. Dans de tels espaces, c’est la même forme de rationalité qui gouverne la manipulation des graphes et des concepts. On comprend, dès ce niveau, ce que permet de surcroît le support numérique en introduisant des propriétés comme le volume, la texture, la « brillance » mais aussi le son, le déplacement, le comportement dynamique (fusion/dissociation) et l’interactivité. Là où le support imprimé ne pouvait guère supporter plus de deux ou trois opérations de « correspondance » (obligeant audelà à multiplier les cartes et les atlas), les interfaces numériques décuplent les possibilités de manipulations logiques sur une seule et même surface.
Mais la constitution de cartes suppose que soient aussi organisées et rendues significatives les coordonnées du plan ou son système de géoréférencement. Si la géographie traditionnelle s’appuyait sur la géodésie du territoire physique en termes de sur faces et d’orientation, on comprend que les cartes du web soient la plupart du temps auto-référencées, épousant les propriétés du plan (celui de la feuille ou de l’écran) comme la centration et la e symétrie plus que les repères evanescents d’un réseau ouvert et en mutation constante. La localisation des objets documentaires y est relative, mais pas aléatoire. Le principe logique qui nous permet de discriminer les objets graphiques nous permet aussi, à
une plus vaste échelle, de les classer en hiérarchies. Autant qu’une arborescence, les coordonnées du plan (centre, haut-bas, gauche-droite) permettent de construire un système d’orientation où chaque direction assure la déclinaison des documents par classes. De même, la question de l’évaluation quantitative des objets, qui suppose une unité de mesure, ouvre la voie à la possibilité de mesurer la distance dans le plan. Si ce système de repères est relatif, il est néanmoins significatif pour l’usager dans sa compréhension des géographies documentaires. Là encore, le support numérique démultiplie les manipulations possibles. Les hiérarchies peuvent s’affiner à l’infini par zoom ou plans superposés successifs et la distance logique d’un document à un autre se manifester par des jeux de parcours dynamiques. Il permet, de surcroît, de changer à volonté la valeur logique du système, la distribution spatiale des documents pouvant se réaménager suivant « l’invariant » sélectionné. Plus que tout, peut-être, le support
numérique permet d’introduire le temps dans l’espace graphique, ouvrant la carte thématique à une archéologie dynamique récapitulant les grandes étapes de sa construction comme une mémoire de travail.
NAVIGATION ET CARTOGRAPHIE SUBJECTIVE
Restituant la continuité physique d’un territoire avec lequel elles se confondent, les cartes sont donc des outils graphiques dont la valeur heuristique peut être exploitée pour accompagner les tâches d’indexation et de navigation sur le web. Mais la construction d’un univers documentaire cohérent doit aussi reposer sur un principe de centration à partir duquel action et information s’incarnent en savoir. Étant données la complexité du web et
son expansion constante, des outils centralisés de recherche et d’indexation suffisent difficilement à donner corps à un univers documentaire qu’il nous incombe aussi de construire subjectivement. Contrairement à ce que suppose l’idéologie contemporaine de l’information, les réseaux de documents numériques ne sont souvent ni universels, ni transparents. La clé de leur cohérence réside dans la façon dont les usagers se les seront
subjectivement donnés, construits et, espéronsle, échangés. En somme, une partie des outils de demain participera à ces « techniques du soi21 » qui feront des cartes du web des formes d’indexation subjective22, voire communautaire. Parier sur cet horizon technologique, c’est aussi renoncer au projet tant d’exhaustivité que d’universalité sur lequel se sont bâtis les univers documentaires liés à la civilisation de l’imprimé, et du même coup peut être aussi les savoirs qui lui sont en partie attachés. En se nourrissant du patient travail de navigation, les cartographies subjectives du web s’inscrivent à l’opposé des projets encyclopédiques d’indexation dont l’Histoire nous a livré les clefs, assis les prérogatives. Une telle perspective ne va pas sans générer de l’anxiété, notamment pour tous ceux pour qui le web devient un vecteur pédagogique : comment concevoir, et surtout accepter, que le riche travail autour des mots puisse s’évanouir dans l’espace indéfini et imprévisible des réseaux où se côtoient tous les types de discours, de la publicité à la pédophilie en passant par le foisonnement incontrôlé de ces monologues voués à l’oubli que sont les « pages personnelles » ?
Pourtant, en replaçant les usages au centre et non plus à la périphérie des développements technologiques, on redécouvre qu’introduire l’espace c’est aussi introduire l’histoire. C’est cet «inventaire des aventures du savoir» dont parle M. Serre que les cartes de navigation doivent pouvoir retranscrire. Cette direction dans laquelle s’inscrivent aujourd’hui des projets de recherche et de développement a été alimentée ces dernières
années par la conception (au moins théorique) des « filtres collaboratifs » et de dispositifs dans lesquels l’effort de l’usager est plus porté sur des tâches d’indexation que de recherche d’information (la recherche « profilée » devenant elle-même automatique). Mais le principe de la cartographie subjective doit aussi beaucoup à l’avènement des systèmes d’information géoI graphique (SIG). L’accès, via les réseaux, de grandes bases de
données géographiques et le renouvellement apporté par le support numérique en matière de techniques cartographiques ont contribué à faire de l’utilisateur un « véritable agent géographique » qui doit, logiquement et graphiquement, adopter un « point de vue » pour traiter les informations. Véritables «cosmologies géographiques centrées utilisateur23», les SIG nous montrent qu’en son principe toute cartographie repose sur
un effet de perspective idéologique qu’il faut peut-être cultiver et rendre explicite à l’usager pour maîtriser la complexité des réseaux de documents numériques. Le terme de «cosmologies » conviendrait peut-être tout autant que « carte » pour désigner ces ontologies subjectives dont les formes graphiques pourraient guider la navigation et l’indexation mais aussi incarner spatialement les univers sur lesquels se projette la mémoire. L’art de la mémoire24 n’a pas disparu avec l’imprimé et les difficultés liées à la navigation sur le web rappellent le chemin qu’il reste à parcourir en matière d’outils de capitalisation documentaire. On voit comment ces projets « d’imagibilité25 » des espaces documentaires peuvent constituer des
lieux où se construit l’objet graphique sur lequel agir, lieux où se construit également la relation avec l’Autre, ce partenaire avec lequel on pourra interagir. S’ils peuvent se modifier, ces cadastres du savoir peuvent aussi s’échanger ou se bâtir collectivement, quelles que soient la morphologie de la relation et la communauté d’usage.
Gibson avait défini dans son fameux Neuromancer le cyberspace comme « non-place », et même comme une « consensual hallucination26 ». Or, à regarder rétrospectivement les voies qu’ont empruntées nombre de projets de développement ces dernières années, il apparaît clairement que les interfaces de nos outils de navigation se bâtissent petit à petit sur les possibilités qu’elles offrent en termes d’action et de construction de
l’espace perçu. Il faudrait peut-être là aussi, comme à propos de l’analyse filmique, savoir mettre entre parenthèses les supposés rapports ontologiques qui lient nos artefacts à la réalité pour deviner les pouvoirs de construction du réel (logique ou technique) que nous livrent les outils que nous utilisons. Il est à cet égard symptomatique de constater combien aujourd’hui les dispositifs d’indexation et de navigation, mais aussi les
environnements d’apprentissage ou les techniques de modélisation géographique redécouvrent ce que l’univers des jeux numériques avait fait avant eux : les interfaces graphiques ne sont pas des outils de contrôle de «surface», déclinaisons purement visuelles et separables des algorithmes informatiques mais d’authentiques corps matériels. L’avènement du support numérique nous a obligés rétrospectivement à comprendre comment
l’écriture et le document imprimé ont pu conditionner la cognition ; il devrait aussi nous inciter à entreprendre ce qu’il faut appeler une anthropologie contemporaine des interfaces.
Tiré du texte de:Franck Ghitalla
References
↑1 | Voir la synthèse réalisée dans l’ouvrage de M. Dodge et R. Kitchin, Mapping Cyberspace, London, Routeledge, 2001 . |
---|---|
↑2 | Fabrikant S.-l., Buttenfield B., « Formalizing Semantic Spaces for Information Access », Annals of the Association of American Cartographers, 91 (2), 2001, p. 264. |
↑3 | Goodchild M., « An Interview with Michael Goodchild », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 17, California, 1999. Voir aussi M. Batty « Virtual Geography », Futures, vol. 29, n° 4/5, Pergamon Press, 1997. |
↑4 | L’un des projets est conduit par les chercheurs du Centre for Advanced SpatialAnalysis (CASA) à Londres. |
↑5 | Voir, notamment, « Graph Structure in the Web », une étude commune réalisée par-S plusieurs chercheurs d’AltaVista Company, d’IBM Almaden Research Center et de 08 Compaq Systems Research Center (www.almaden.ibm.com/cs/k53/www9.final/). |
↑6 | Ces études ont été menées par Steve Lawrence et C. Lee Giles du NEC Research§ Institute. « Accessibility of information on the web », Nature, vol. 400, juillet 1999. |
↑7 | Voir l’étude de la société BrightPlanet réalisée en juillet 2000 (www.lexibot.com/press) S et l’article de Libération « 500 milliards de pages oubliées dans les abysses du web » o du mercredi 13 décembre 2000. |
↑8 | « Searching the World Wide Web », Steve Lawrence, C. Lee Giles, Science, vol. 280,avril 1 998 |
↑9 | « Emergence of Scaling in Random Networks », Alberto-Laszlo Barbarasi, Reka Albert, Science, vol. 286, octobre 1999. |
↑10 | On peut tricher facilement pour que son site soit indexé plus rapidement et rendu plus visible. Ainsi, dans les informations destinées aux moteurs de recherche (dans les balises « meta » de HTML), on peut glisser parmi les mots clefs identifiant le thème du site des termes comme « sex », « Pamela » ou « Anderson » qui sont parmi les plus utilisés dans les recherches d’informations sur le web. Ces techniques, et d’autres plus originales, font partie de ce que l’on appelle aujourd’hui le « spamdexing ». |
↑11 | On peut visualiser le parcours physique des « datagrammes » avec des logiciels de a type « traceurs de routes » (tracerouters). Des projets et des dispositifs didactiques de|cette représentation des trajectoires physiques des données échangées existent o aujourd’hui, comme Ride the Byte (www.artcom |
↑12 | Voir le célèbre ouvrage de F. Cairncross, The Death of Distance, Harvard, Harvard Business Scholl Press, 1997. |
↑13 | Broadbent S., « La détresse des néophytes dans le chaos du net », Libération, 12 avril 2000. |
↑14 | Castells M., The Information Age: Economy, Society and Culture, vol. 2, Blackwell o Publishers, 1998. |
↑15 | Pour une synthèse exhaustive des projets et des outils dans Mapping Cyberspace,ibid., note 1. |
↑16 | Moles A., L’Image, communication fonctionnelle, Paris, Dunod, 1970. |
↑17 | Pour reprendre les objets de La Raison graphique de J. Goody, Paris, Éd. de Minuit, 1979. |
↑18 | Bertin J., Sémiologie graphique, La Haye-Paris, Mouton-Gauthier- Villars, 1967, p. 39. |
↑19 | Et le champ de la « spatialisation de l’information » remonte jusqu’aux premiers dispositifs d’écriture, ce que rappelle entre autre l’une des etymologies de index: aiguille ou repère mobile sur un cadran ou une échelle graduée. |