Champ de recherche en pleine expansion, l’archéologie du monde contemporain connait aujourd’hui de profonds renouvellements épistémologiques et une forte diversification de ses objets d’étude.
Encore récemment limitée à la Première Guerre mondiale et à la notion d’archéologie dite industrielle, l’archéologie du (très) récent (fin du XVIIIe-XXIe siècles), en abordant des sujets plus variés, montre que la documentation matérielle est de nature à enrichir les problématiques relatives aux pratiques sociales des périodes les plus récentes de notre histoire, en s’affranchissant légitimement d’une règle tacite limitant « l’archéologique » à l’ancien et à l’enfoui.
Une riche documentation pour une recomposition anthropologique du passé récent
Les vestiges matériels constituent une riche documentation pour recomposer des pratiques sociales et des représentations collectives qui ne font plus aujourd’hui ni sens, ni système. L’archéologie participe donc à une recomposition anthropologique et/ou historique justifiée par le fait qu’il y a perte de compréhension de l’articulation de l’ensemble des éléments formant un tout fonctionnel et intégré par une société. Le passé contemporain n’est pas plus immédiatement accessible parce qu’il est chronologiquement proche de nous. Le défaut d’ancienneté des vestiges récents et l’abondance des autres documentations pour ces périodes ne peuvent être des arguments opposables limitant l’archéologie à la compréhension des
« systèmes fossiles ».
La pratique et la mise en théorie de l’archéologie contemporaine bousculent les frontières avec les autres sciences du passé en affirmant que la documentation archéologique a, comme les autres, voix au chapitre de la compréhension des pratiques sociales même récentes3. L’analyse fine des conditions d’élaboration des documentations et la confrontation des discours entre histoire, archéologie, sociologie, ethnologie, géographie humaine doivent s’imposer comme une pratique normale de la construction des modèles inter- prétatifs en archéologie. L’archéologie est capable de décrypter la topographie sociale et l’évolution d’une forge du XIXe siècle ou d’un atelier de faïencier enfoui ou conservé en l’état. L’archéologie y décèle la strati graphie des gestes successifs, les processus de transfor- mation, de déplacement, d’accumulation et de disparition de la même manière.
Champs exploratoires nouveaux, nouvelles approches
L’archéologie du premier conflit mondial a constitué, dans les années 1990, le terreau fertile du dévelop- pement d’une archéologie du passé récent. Elle profite aujourd’hui d’un renouveau des problématiques, favorisé ces dernières années par des découvertes nombreuses, notamment en contexte préventif, qui ont permis de profonds changements d’échelle.
Les champs de recherche se sont élargis aux réseaux de tranchées, lignes de front, hôpitaux de campagne, camps de repos ou de prisonniers. En soi, l’information n’est pas inédite, mais la matérialité archéologique de ces sites offre un éclairage original sur les modes de vie, les sources d’approvisionnement et sur les capacités opérationnelles des armées. Ces vestiges, conservés en contexte d’utilisation (baraquements, tranchées, dépotoirs, latrines…) permettent de restituer des gestes, des usages, des conditions d’utilisation et de circulation qui ne sont pas relatés par les autres sources soit parce qu’ils ne font pas partie des usages autorisés, soit parce qu’ils appartien- nent à des gestes tellement quotidiens qu’ils n’ont pas besoin d’être dits.
Les données que l’archéologie exhume sur les condi- tions du combat, sur les pratiques funéraires ou les aspects techniques et logistiques sont une mine d’informations sur les manières d’adapter les pratiques sociales à ces situations de crise. Les vestiges sont des données brutes, dans la mesure où elles sont issues d’un processus de conservation aléatoire, sans sélection. Cette documentation livre sans censure, loin des discours officiels, la violence de guerre, les sociabilités particulières, la pénibilité de la vie de camp4.
La diversification des champs de recherche que connait la discipline depuis une quinzaine d’années est un bon indicateur d’un processus engagé où la conquête archéologique du contemporain passe par la réappropriation des sujets traditionnels de l’archéologie des périodes plus anciennes. Dépotoirs urbains du XIXe ou début du XXe siècle à Vénissieux ou Miramas, première gare de voyageurs des années 1830 au Pecq, constituent de nouveaux champs exploratoires pour construire les référentiels qui permettent d’éclairer la complexité des usages sociaux, par exemple les politiques d’assainissement urbaines ou les pratiques de consommation des sociétés industrielles.
Fortifications urbaines du XIXe siècle (enceinte de Thiers à Paris par exemple, mise en défense de Lyon après 1870) ou industrialisation des zones portuaires sont autant d’opportunités d’étudier les politiques urbaines de grands travaux, les adaptations du tissu urbain aux contingences économiques et politiques. Dans tous les cas, l’enjeu est la compréhension des phénomènes d’héritage sur la longue durée et la lecture des ruptures avec ces derniers. Réseaux de fossés, pratiques viticoles, murs à pêches, cultures d’asperges, structures du maraîchage des XIXe XXe siècles sont aujourd’hui enregistrés comme des faits archéologiques révélateurs de techniques agricoles en cours de disparition, de l’occupation et des modes d’exploitation de l’espace rural, mais aussi des transformations et de la fabrication de cet espace social vécu comme naturel mais largement artificialisé.
En somme, l’archéologie contemporaine interroge la notion de site. En élévation, enfoui ou non, il s’agit d’un gisement, riche d’informations, d’un assemblage
« situé » où l’articulation entre conditions de forma- tion, éventuellement d’enfouissement, topographie d’un lieu, assemblages matériels, compose une image cohérente de réalités sociales qu’il faut pouvoir confron- ter aux autres documentations.
Il ne s’agit pas de fouiller tous les vestiges du monde contemporain, la tâche est impossible, mais bien de poser des problématiques pertinentes sur des sujets communs aux autres périodes, de tester les question- nements et les modèles interprétatifs issus d’une confrontation des documentations.
À chaque fois, l’archéologie contemporaine montre que la fiabilité des observations permises par la confrontation des documentations en fait un champ expérimental sans égal, dont la valeur rétrospective est encore trop souvent ignorée.
Références
- F. Journot, G. Bellan. Archéologie de la France moderne et contemporaine. Paris, La Découverte / INRAP, 2011, 180 p. ; S. Hurard, G. Bellan, L’archéologie des périodes moderne et contemporaine. Axe 14 de la programmation scientifique nationale du CNRA, Ministère de la Culture et de la Communication, 2016, p. 185-195 :
www.culture.gouv.fr/Thematiques/ Archeologie/Etude-recherche/ Programmationnationale
- G. Bellan, « Aux confins de l’archéologicité. Renouveler l’archéologie moderne et contemporaine », dans : Du Silex au gobelet en plastique.
Réflexions sur les limites chronologiques de l’archéologie. Talence, éditions Fedora, 2016, p. 21-34 (Coll. Sondages).
- S. Hurard, Y. Roumégoux, D. Chaoui-Derieux, « L’archéologie à l’épreuve de la modernité : de l’opportunisme à la maturité », Les Nouvelles de l’archéologie, n° 137, nov.-déc. 2014, p. 3-9 ;
- Hurard, « L’archéologie des mondes moderne et contemporain en Europe », dans : J.-P. Demoule, D. Garcia, A. Schnapp (dir.), Une histoire des civilisations, Paris, La Découverte / INRAP, 2018, p. 510-515.
- V. Carpentier, C. Marcigny, Archéologie du débarquement et de la bataille de Normandie, Éd. Ouest-France / INRAP, 2014 ; B. Schnitzler, M. Landolt (dir.), À l’est, du nouveau ! Archéologie de la Grande Guerre en Alsace et en Lorraine, Éd. des musées de la ville de Strasbourg / Le Seuil, 2013, 368 p. ;
- Carpentier, G. Prilaux, « L’archéologie des grands conflits mondiaux », dans : J.-P. Demoule, D. Garcia, A. Schnapp (dir.), op. cit., p. 516-521.
Tiré du texte de: Séverine Hurard, Ingenieur de recherche INRAP UMR 7041 ArScan