Le combat spirituel

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« Nous prenons autorité au nom de Jésus », s’écrie le pasteur alors qu’il prophétise, comme il le ferait au moment de chasser le démon d’une personne. « Cette ville appartient à Jésus. Nous faisons tomber les principautés, nous brisons les puissances d’homosexualité, de débauche », poursuit-il, déclenchant les ovations de la salle. Ces paroles sont proférées à Genève, lors d’une soirée de louange organisée par divers responsables évangéliques de tendance charismatique. Elles renvoient au chapitre sixième de l’épître aux Éphésiens et disent la lutte qui oppose le chrétien, tel un soldat du Christ, aux puissances du mal :

« Revêtezvous de toutes les armes de Dieu, ain de pouvoir tenir ferme contre les ruses du diable. Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. » Les drapeaux helvétiques et genevois que brandissent les participants, les images de la ville que l’on projette sur l’écran géant sont autant d’artefacts symboliques signalant que le combat spirituel contre le démon a pour objectif le territoire national.

Les pages à venir tentent de montrer comment a pu s’opérer le montage singulier que constitue l’exorcisme d’un territoire  un montage contre nature, s’il est vrai que le propre du protestantisme évangélique a été traditionnellement de refuser le découpage paroissial, c’està dire territorial, lui préférant les réseaux supranationaux et les commu- nautés électives (Willaime 2004). L’analyse mettra au jour les liens qui relient le corps individuel au corps social, tous deux étant l’objet d’une même lutte visant à les soustraire à une emprise démoniaque. La guérison de l’un a pour pendant la puriication de l’autre, la conversion apparaissant comme un puissant opérateur de redéinition de la réalité, tant biographique que sociale et politique. Dans tous les cas, il s’agit de contester un ordre ancien, perçu comme diabolique, ain d’y substituer un nouvel ordre, divin.

La démonstration procède en plusieurs étapes, prenant appui, dans un premier et un deuxième moment, sur les descriptions que des évangéliques (se) font de leur expérience du démon. L’aridité du matériau analysé (des comptes rendus d’activités missionnaires et des extraits de cantiques) permettra de faire apparaître des opérations d’appréhension et de catégorisation de la réalité déployées par les enquêtés en situation habituelle de pratique religieuse. Le passage en revue de scènes disparates, provenant de milieux conservateurs et charismatiques, donne à voir une grammaire commune pour dire et expérimenter la lutte contre le diable1 [1]Susan Friend Harding (2000) a réalisé une excellente monographie sur le fondamentalisme, de même que Martin Percy (1996) sur le versant charismatique. Les ouvrages collectifs dirigés par … Continue reading; l’analyse fait également saillir des discontinuités, le charismatisme possédant des ressources rituelles autrement plus puissantes pour mettre en œuvre des exorcismes de collectifs, le chant se révélant une arme redoutable dans le combat spirituel. Un troisième moment livre une description ethnographique de la soirée de louange où sont énoncés les propos rapportés en début d’article. On verra les propositions d’identiications véhiculées par ce type de discours et les modalités d’engagement différenciées auxquelles il donne lieu2.[2]L’investigation se veut sensible aux conigurations énonciatives mises en œuvre par les évangéliques (Favret-Saada 1977 ; Widmer 1987, 1999) et tente de formuler des descriptions capables de … Continue reading

La proclamation du missionnaire et la prière du idèle

Les comptes rendus d’activités missionnaires ou d’« offensives d’évangélisation » évoquent parfois une confrontation avec le diable, manière d’attester que la proclamation de l’Évangile n’est pas sans connaître des dangers. Le missionnaire en terre exotique et le« chrétien » resté au pays font une expérience semblable, celle du combat qui oppose les forces du bien à celles du mal. Et, comme dans tout assaut, il s’agit de mobiliser des troupes qui viendront apporter leur soutien à ceux  qui combattent en première ligne. Dès lors, les messages circulant par le canal d’une liste électronique ne transmettent pas simplement le rapport des événements survenus, mais invitent les lecteurs à participer, par leurs prières, à l’offensive en cours.

Les courriels que l’on s’apprête à découvrir proviennent d’une chaîne d’information appartenant à une institution évangélique conservatrice. Cette association d’Églises, enracinée en France et en Suisse, poursuit divers projets d’implantation sur la plupart des continents. Les missionnaires et les res- ponsables des communautés locales empruntent ce canal ain de communiquer leurs informations à la centrale, qui se chargera de les répercuter auprès de ses abonnés3.[3]Le corpus compte 541 messages reçus entre janvier 2005 et juillet 2007, parmi lesquels 22 se réfèrent à une activité démoniaque, dont 12 explicitement. Les mentions implicites de la présence … Continue reading

Notre premier extrait relate la tenue récente d’un spectacle de Noël dans un village du Jura. Ce fragment se situe en début de courriel, juste après l’adresse :

Vous avez prié pour les 2 représentations de notre spectacle de Noël à [nom de la localité]. Merci ! Les attaques de l’ennemi n’ont pas manqué, mais

il n’a pas gagné cette bataille.

Tout s’est magniiquement déroulé.

Le jeu des acteurs a été excellent,

la technique n’a pas failli et le public

a répondu à l’invitation. À chaque fois des personnes noncroyantes étaient présentes et ont pu entendre la bonne nouvelle du salut annoncé par la voix de l’ange.

Le message évoque une manifestation à destination d’un public incroyant, soit une situation d’évangélisation. Les auteurs, qui avaient précédemment sollicité les prières de leurs destinataires, annoncent la bonne tenue de l’événement et, surtout, la déroute de « l’ennemi »  cet échec tenant certainement à l’eficacité des intercessions4 [4]Voir Harvey Sacks (1974) à propos de la causalité inhérente à la consécution de deux énoncés narratifs, et les préférences morales impliquées par ce genre de dispositif. métaphores guerrières associées à la proclamation de l’Évangile renseignent sur la igure de l’adversaire escompté, le diable en personne. L’énumération de ce qui « s’est magniiquement déroulé » (le jeu des acteurs, le fonctionnement de la technique, la présence de « personnes noncroyantes »), quant à elle, indique les lieux exposés à ces attaques : bien que Satan soit un être spirituel, son inluence est susceptible de s’exercer tant sur les artefacts que sur les individus, ou de transiter par eux5.[5]Andrew Singleton (2001) rappelle que, dans la conception évangélique, si les Églises et les chrétiens de tendance libérale n’essuient pas d’assauts de la part du démon, c’est parce … Continue reading

Au il de leur lecture, ces nouvelles électroniques brossent un portrait singulier du démon. Il est d’abord désigné comme« l’ennemi », avant d’être qualiié comme le « diable », « Satan », ou les « forces des ténèbres ». Au-delà de ces désignateurs, les verbes d’action associés à cette entité spirituelle (ou leur substantivation) disent la teneur réelle de l’agir démoniaque, non sans faire référence, à l’occasion, à l’imaginaire biblique. L’ennemi « rugit », tel un lion qui rôde à la recherche d’une proie à dévorer (1 P 5, 8)6.[6]L’herméneutique biblique des évangéliques me sert de ressource analytique tout au long de cet article, alors qu’elle devrait également faire l’objet d’une prise en compte spéciique. … Continue reading Il « menace », « lutte », et pourtant il est déjà « vaincu ». En un mot, le propre du diable est d’attaquer.

« accepter de “faire le ménage” »

L’évangélisation est incursion en territoire ennemi et bouleversement de l’ordre qui y règne. Les évangéliques ont conscience d’œuvrer à la croisée entre deux mondes, leur action ayant pour but de délivrer les captifs du démon et de les introduire dans la réalité divine. Ce passage des ténèbres à la lumière constitue un moment délicat, car le diable ne se laisse pas facilement déposséder des âmes qu’il tient sous sa coupe. Cette géographie duelle des mondes spirituels se réfracte alors en une topologie intérieure propre au récent converti : délaissant l’emprise des forces démoniaques, il est encore aux prises avec elles, jusqu’à ce qu’un nouvel ordre s’instaure pleinement en sa personne. L’extrait suivant évoque une série de conversions survenues en Asie, sur le mode de la promesse d’une autonomie recouvrée à l’égard du démon :

X1 et P son mari ont eu la joie de voir aussi les parents de P se convertir durant leur séjour en Australie et se joindre

à une église évangélique près de chez eux. La maman doit encore accepter de « faire le ménage » et de se débarrasser de reliques bouddhistes auxquelles elle est attachée émotionnellement, subissant par là encore des pressions de l’ennemi.

[Suit une énumération de cas de conversions.]

Prions pour la protection de ces jeunes convertis. Qu’ils soient cachés au creux du Rocher à l’abri des attaques de Satan !

Le nouveau converti est particulièrement exposé aux « pressions de l’ennemi ». Les attaques transitent ici par les attaches que la néophyte conserve avec des artefacts relevant de sa religion antérieure, des « reliques bouddhistes ». À la lumière de la pratique religieuse inaugurée par la conversion, ces objets du passé semblent dévoiler leur nature profonde, une nature inquiétante : ils sont les vecteurs de l’activité du démon. Dès lors,

« faire le ménage » s’apparente à une opération de délivrance et de défense détruisant un canal par lequel est susceptible de passer une inluence diabolique, une mesure suggérée par des chrétiens expérimentés à une convertie de fraîche date. Cette destruction constituerait une étape décisive vers l’instauration d’un ordre personnel et le gain d’une intégrité de soi. Le travail sur les limites consiste ainsi à discerner, parmi certains éléments mondains, une contamination liée à la présence du démon et à s’en défaire, ain de se soustraire à l’emprise satanique7.[7]On notera que les auteurs du message ne font aucun cas des raisons pouvant expliquer l’attachement émotionnel que ressent cette femme vis-à-vis de ces artefacts, seraitce un héritage familial … Continue reading

Ouvrage de Frank Hammond sur le combat spirituel, édité par l’organisation charismatique suisse romande Sotéria

en 2001. Sur la quatrième de couverture,on peut lire :

« Combattons les esprits territoriaux est un appel à nous former et à revêtir toute l’armure de Dieu pour engager la lutte contre “les principautés,les pouvoirs, les dominateurs

des ténèbres d’icibas, les esprits du mal dans les lieux célestes” (voir Éphésiens 6:12). »

« Un endroit où “Satan habite” »

Le troisième courriel relate les dificultés que rencontre une mission dévolue à l’implantation d’Églises dans le sud de l’Europe. Il permet de faire le lien entre des emprises personnelles du démon et son empire sur un lieu, soit la territorialisation de son acti- vité et, par voie de conséquence, de celle du missionnaire. L’agir diabolique semble prendre appui tant sur des pratiques locales que sur des corps ou des institutions. L’action missionnaire apparaît dès lors comme une percée en terrain ennemi et vise à instaurer un nouveau découpage spirituel du territoire. L’extrait choisi se situe en in de message :

Depuis septembre [année], nous sommes dans un nouveau local, au bord de la route principale, à l’entrée de [nom de la localité]  un vrai cadeau de Dieu. La région de [nom de la localité] est très adonnée à l’idolâtrie, au spiritisme, à la sodomie, etc… Nous y rencontrons souvent des personnes possédées par des démons ; nous sentons que c’est un endroit où

« Satan habite » (Apoc. 2:13) mais nous savons aussi que le Seigneur est plus que vainqueur et si les luttes sont parfois

au-delà de nos forces, nous croyons que le Seigneur a encore un programme

de grâce pour cette ville et sa région.

Cette cérémonie d’anniversaire est un réel déi devant l’ennemi. Les autorités locales ont été invitées et l’Évangile y sera prêché encore une fois dans cette FORtERESSE. Que cela puisse être avec le même impact spirituel qu’il y a 75 ans !

Le message avait débuté en rappelant le souvenir des premiers missionnaires arrivés dans le pays, presque huit décennies aupara- vant. Un culte commémoratif est sur le point d’avoir lieu pour célébrer l’anniversaire du début de l’implantation ecclésiale. Après un rappel historique, l’auteur transmet des nouvelles du travail missionnaire actuel (la section reproduite ici). Que l’évangélisation s’apparente à une prise de territoire, cela est donné à entendre par la description qui suit de l’état spirituel de cette région. Celle-ci est marquée par la présence de l’ennemi, un marquage qui signe une possession.

Ce sont d’abord des pratiques qui révèlent une inluence démoniaque : l’idolâtrie, le spiritisme et la sodomie. Ces pratiques renvoient à des dérèglements touchant à la religion, au monde des esprits et à la sexualité. La dévotion à la Vierge, propre au catho- licisme populaire qui règne en ces lieux, est appréhendée par l’auteur comme de l’idolâtrie8.[8]Dans ce même message, l’auteur raconte comment, lors des premières campagnes d’évangélisation, des conversions se sont traduites par un abandon de la sorcellerie et la destruction de statues … Continue reading

Selon cette conception classique de l’évangélisme, la vénération mariale équivaut à un commerce avec le diable, à l’égal du spiritisme, qui, loin d’établir un pont entre les morts et les vivants, se révèle, au inal, un piège permettant au démon de prendre possession de ceux qui croient invoquer les défunts. Les pratiques sexuelles déviantes conirment l’inluence démoniaque dans le registre des corps9. [9]Serait-ce là une allusion au célèbre passage de l’épître aux Romains (1, 23-27) invoqué dans les milieux évangéliques pour expliquer ce qui est considéré comme une déviance sexuelle ? Le … Continue readingIl n’est pas étonnant, dès lors, que les missionnaires rencontrent des individus corporellement assujettis au diable, le corps possédé tenant lieu de borne du territoire diabolique. L’évangéliste parvient alors au constat d’une emprise satanique totale : « c’est un endroit où “Satan habite” (Apoc.2:13) ». Le recours à la citation biblique permet d’ancrer l’expérience du missionnaire dans le référent offert par l’Écriture et de garantir la validité de cette expérience en attestant un précédent dans l’histoire du salut10.[10]« Je sais où tu demeures, je sais que là est le trône de Tu retiens mon nom, et tu n’as pas renié ma foi, même aux jours d’Antipas,mon témoin idèle, qui a été mis à mort chez vous, là … Continue reading

Après avoir dressé une carte des possessions diaboliques, l’auteur afirme que « le Seigneur a encore un programme de grâce pour cette ville et sa région ». La cité et ses dépendances constituent donc un objectif de conquête spirituelle. Le territoire devient une unité pertinente pour l’activité missionnaire, ain d’envisager l’action divine en un lieu précis, sur un modèle similaire, mais inverse, à celui de l’emprise démoniaque sur la région. Le sort des « autorités locales », censées assister à la cérémonie d’anniversaire, semble lié à celui de la « FORtERESSE », dont on pressent qu’elle sert de bastion au diable. L’auteur prend ici appui sur les caractéristiques architecturales de la cité une citadelle médiévale se dresse précisément sur la colline la plus élevée de la ville  pour dire métaphoriquement la situation spirituelle de l’endroit. Au passage, il conjugue les registres urbain, spirituel et politique, la logique territoriale de la procla- mation de l’Évangile voulant qu’on délivre les habitants et les institutions des lieux de la mainmise de l’ennemi.

Le passage en revue de certaines évocations ordinaires de la igure du diable fait apparaître plusieurs éléments : le démon est singularisé comme « l’ennemi » par excellence ; il œuvre par de multiples canaux, aussi bien en se servant d’artefacts qu’en exerçant une emprise sur ceux des humains qui lui laissent un accès (par leur inadvertance ou leur péché) et deviennent alors les supports, les suppôts, de son action. Cet ennemi oppose des résistances à la proclamation de l’Évangile, car elle est susceptible de remettre en cause son empire sur les âmes et les territoires dans lesquels elles résident. La sémantique guerrière traduit le combat spirituel que les évangéliques livrent au démon au moyen de la prière, l’invocation de la divinité étant l’arme principale pour défaire ce puissant adversaire.

Conquérir le pays

Jusqu’ici, l’étude s’est concentrée sur les catégo- ries démonologiques propres aux évangéliques conservateurs. Les pages à venir, dévolues à la tendance charismatique, soulignent les éléments qu’elle partage avec des concep- tions conservatrices dans l’appréhension de l’agir diabolique. On notera cependant une différence majeure : dans le charismatisme, la louange devient une arme essentielle de lutte contre les forces des ténèbres. On verra bientôt comment, énoncées lors de cérémonies collectives, les notions de délivrance du pays ou de la nation confèrent une nouvelle orga- nisation au collectif religieux et conduisent à sa politisation. Avant d’envisager les modalités d’exécution de ces cantiques, passons en revue les idées qu’ils véhiculent, notamment la démonologie qu’ils supposent.

du chant, qu’il exorcise

L’hymnologie est un lieu éminent pour observer les conceptions démonologiques en vigueur au sein de l’évangélisme, quelle que soit sa tendance. Ce matériau revêt un intérêt particulier en ce qu’il s’agit d’une pratique régulière conduisant à l’incorporation d’idées théologiques par la répétition d’un répertoire, célébration après célébration. Le transport émotionnel suscité par la dimension esthétique du chant ne fait qu’accroître son impact, et donc son intériorisation par l’interprète. Replacée dans son cadre communautaire, la louange apparaît comme un moyen privilégié pour forger une grammaire commune de l’expérience religieuse ( Jules-Rosette 1975 ; Percy 1997).

Les recueils les plus classiques, tel À toi la gloire, comprennent une rubrique généralement intitulée « Combats et victoire » où des hymnes aux titres évocateurs  « Debout, sainte cohorte », « Il est une sainte guerre », « La lutte suprême »11 [11]Voici un extrait de la deuxième strophe de« La lutte suprême» : « L’ennemi redoute le nom seul du Roi / il fuit en déroute au cri de la foi. / Acclamons ensemble Jésus, d’un seul cœur, / … Continue reading célèbrent la lutte qui voit le Christ et ses disciples s’opposer aux forces de l’ennemi pour gagner les âmes perdues12. [12]L’Institut biblique de Nogent-sur-Marne édite À toi la gloire depuis 1988. Ce recueil fait suite au célèbre Sur les ailes de la foi, que Ruben Saillens, prédicateur revivaliste et fondateur du … Continue readingElles relèvent de la rubrique « Activité chré- tienne » et contiennent bon nombre de chants repris dans À toi la gloire.

Cependant, la teneur de ce genre hymnologique va connaître une inlexion dans le monde francophone, à partir de 1993, date à laquelle paraît le second volume de J’aime l’Éternel. Bien que de tendance charismatique, la nouvelle anthologie de l’association Jeunesse en mission sera utilisée dans la plupart des Églises évangéliques, en raison de l’engouement qu’elle suscite parmi les jeunes.

Cette inlexion tient à une précision quant à la nature et à la déinition du « combat ». La rubrique répertoriant les morceaux par thèmes en in de recueil précise qu’il s’agit d’un « combat spirituel »13.[13]Cette rubrique compte une vingtaine de Quant à la catégorie « Victoire », elle est désormais traitée séparément et renvoyée en in d’index, selon la logique du classement alphabétique. Certains titres (« Assaillons les villes », « Prenons cette cité ») signalent d’emblée le déplacement survenu par rapport aux anciens cantiques. La teneur des nouveaux chants est fortement marquée par la théologie dite du « combat spirituel » (« spiritual warfare ») ou de la « cartographie spirituelle » (« spiritual mapping ») ayant cours dans les milieux charismatiques aussi bien nord que latino-américains14. [14]Ce mouvement semble prendre son essor

Il s’agit manifestement d’une conception territoriale de la proclamation de l’Évangile, celleci constituant une revendication sur une cité ou une nation, au nom du Christ.

Le refrain de « Prenons cette cité » dit par exemple : « Prenons cette cité, luttons avec foi / La prière fait trembler les démons / Assaillons ses entrées par des cris de joie / Par nos louanges, les murs crouleront / Prenons cette ville en son nom. »

Cette prise de la ville est le fait d’une

« proclamation » qui s’adresse notamment aux démons, ceux-ci étant vus comme les détenteurs réels du lieu, ce qui implique qu’ils dominent les institutions politiques, qu’elles soient locales ou nationales. La proclamation est un acte langagier ayant pour objectif d’exorciser des collectifs territoriaux, au nom de son propriétaire légitime, le Christ. La louange constitue le véhicule privilégié de ce genre d’action, car elle permet aux « chré- tiens » – l’extension de ce terme renvoyant généralement aux seuls évangéliques – de joindre leurs voix pour confesser ensemble la seigneurie divine sur toutes les sphères de l’existence, y compris le politique, comme l’avance cet autre chant intitulé « Nous proclamons » :

[Refrain :]

Nous proclamons que Jésus revient Et cette ville lui appartient.

Le Fils de Dieu, par son Esprit saint Nous conduira dans le combat

[Couplet 1 :]

Faisons tomber tous les remparts ; En Dieu nous avons la victoire.

Nous voulons écouter sa voix, Pour nous préparer au combat.

[Couplet 2 :]

Nous voulons nous humilier, Pour cette ville et ses péchés.

Prions pour nos autorités [ politiques] ; Qu’elles reconnaissent ta sainteté.

Ces chants s’adressent à trois destinataires : à Dieu, aux démons et en premier lieu aux exécutants de l’hymne eux-mêmes. Si les nouvelles relatives aux actions missionnaires relient des chrétiens à distance, les moments de louange se vivent ensemble, en présence les uns des autres. Les cantiques deviennent alors un puissant moyen pour uniier des individus, déjà rassemblés dans un même lieu, en un

« nous » censé porter une action sur les plans territorial et politique. À mon sens, ce mou- vement de constitution d’un collectif traduit d’assez près certaines intuitions théologiques (et politiques) véhiculées par le second volume de J’aime l’Éternel. Il arrive ainsi que le monde imaginé par les chants soit interprété à la manière d’un script qu’il s’agirait d’incarner et de faire advenir ici et maintenant, au moyen de gestes symboliques15.[15]Il est évident que diverses formes de récep- tions de ce recueil ont cours dans les milieux évangéliques. Si un grand nombre d’assem- blées reprend les cantiques qu’il propose, certaines … Continue reading

Encercler les murailles

Entre 1994 et 1998, le compositeur de « Nous proclamons », Étienne Rochat, et un autre responsable de l’Église évangélique libre de Genève, Marc-Henri Sandoz, vont procéder à une action de libération du territoire genevois. Le duo formé par le « prophètemusicien » et son collègue, également pasteur, mobilise les différentes paroisses et les lance dans le combat spirituel. Ce sera l’« opération Josué ». Le renvoi à l’imaginaire biblique est transparent : le sixième chapitre du livre de Josué présente le chef militaire éponyme, divinement inspiré, circulant autour des murailles de Jéricho, lanqué de ses prêtresmusiciens et de son armée. Leurs multiples processions feront s’écrouler les fortiications de la citadelle au son des cornes de bélier, ouvrant la voie à la conquête du lieu et de la terre promise. Cet imaginaire va informer l’action menée à Genève durant les années 1990. tous les deux mois, deux communes genevoises seront exorcisées par le moyen de la louange. Le plan de campagne est établi de sorte que l’opération débute par les agglomérations les plus périphériques du canton et tourne autour de la ville, ain de couvrir les quarante-cinq municipalités qui ceinturent la cité, à la manière des Israélites faisant le tour de Jéricho. À ses débuts, cette entreprise rassemble près de deux cent cin- quante personnes. Ce nombre descendit à cent au terme des quatre années de bataille.

L’opération Josué est censée précipiter le

« réveil » de Genève. Des « remparts spirituels » s’opposent à la propagation de l’Évangile et ne peuvent être abattus que par une action de type prophétique ayant la vertu de déloger les forces démoniaques. Ces forces obstruent les canaux qui permettraient à l’onction du Saint-Esprit de se déverser sur la population genevoise, amenant sa puriication spirituelle. Chaque soirée se tient dans la commune visée, généralement dans une salle communale louée pour l’occasion. Les longues plages de louange alternent entre adoration de Dieu et proclamation de sa seigneurie sur le « pays ». Elles sont entrecoupées par un historique de la municipalité accordant une attention particulière aux pratiques occultes imprégnant le passé ou le présent du lieu, ain de pouvoir les dénoncer, notamment lors de moments de prière spontanés. Des visions sont également communiquées, prenant comme source d’inspiration les motifs héraldiques de la commune visitée.

Parmi les instruments de musique qui soutiennent la louange, on note la présence du chofar, cette corne de bélier dont auraient joué les sacriicateurs à la manière d’une trompette, alors qu’ils processionnaient autour de Jéricho16. [16]Le chofar est également utilisé dans la liturgie juive pour célébrer le nouvel an (Rosh Hashana) et le « jour du Grand Pardon » (Yom Kippour). Cet artefact semble cristalliser à lui seul le projet inhérent à l’opération. Il permet une jonction, c’està dire une mise en contact, entre le passé vétérotestamentaire et le quotidien des évangéliques participant à ces soirées d’intercession. On assiste ainsi à une fusion de l’horizon biblique de l’appropriation de la terre promise par le moyen de la guerre sainte et de l’horizon contemporain d’une prise spirituelle du sol genevois.

Le chofar renvoie constamment à cette double Le trompettiste Salomon Helperin sonnant le chofar, revêtu des habits cérémoniels propres à une célébration juive. (cliché K. Lindell)

réalité et, d’une certaine façon, tient lieu de discours. Au inal, l’imaginaire collectif déployé évoque la conquête, la prise d’un territoire donné par la divinité à une nation sainte. La défaite de l’ennemi dans l’invisible se manifeste alors dans le visible, comme le pointe ce compte rendu que brosse l’un des instigateurs de l’opération17 : [17]Ces propos sont extraits de la brochure L’Ésotérisme en vogue, éditée par divers orga- nes évangéliques, dont Campus pour Christ (Suisse). La brochure n’est pas datée, mais paraît après … Continue reading

L’opération Josué consistait en une planiication stratégique de la prière et de l’intercession en faveur des quarante-cinq communes du canton de Genève. […] Ainsi, toutes les mairies, les écoles, les enfants, les Églises et les autorités ont bénéicié de ce temps de prière intense, proclamant la grâce de Dieu en faveur de notre pays.

Des sujets de prières plus spéciiques ont été exaucés : un centre connu pour ses pratiques sataniques a brûlé une semaine après notre prière ; une secte qui cherchait à s’implanter n’a pas obtenu de permission ; le congrès de l’occultisme à Palexpo a décidé de changer de lieu à cause des

« ondes négatives » (nous avions décidé de prier aux quatre coins du bâtiment),…

Au travers de ces expériences, nous avons pu voir la main de Dieu et parfois de manière très concrète le résultat de notre intercession. Dieu est puissant !

On retrouve les agents du démon classi- quement dénoncés (un centre de pratiques sataniques, une secte, un congrès sur l’occul- tisme), l’eficacité de la prière étant démontrée par les dificultés qu’ils rencontrent. Le combat spirituel a donc généré des pertes dans le camp adverse. Quant aux objectifs et aux bénéiciaires de la campagne, ce sont des institutions administratives (mairies, écoles, etc.) et politiques, soit les « autorités ». Le collectif territorial, ici cantonal, apparaît comme l’horizon envisagé par cette action d’intercession. Le qualiicatif « notre pays » connaissant une plasticité élevée, voyons comment il permet la poursuite de la lutte sur le plan national.

« Je vous établis sur ce pays » : une soirée de combat spirituel

Si l’opération Josué s’est achevée en 1998, elle se poursuit aujourd’hui selon d’autres modalités. On ne fait plus le tour de la cité en passant par chaque commune. Depuis 2005, des réunions de louange et d’intercession se déroulent à intervalles réguliers (tous les deux ou trois mois), à l’instigation d’un comité réuni autour du même Étienne Rochat. On y revendique la seigneurie du Christ sur les territoires genevois et helvétique. Il s’agit des soirées « PtL », le sigle valant à la fois pour Praise the Lord et pour Post tenebras lux, mot d’ordre de la Réforme genevoise qui igure toujours sur les armoiries du canton. La description ethnographique de l’une de ces rencontres permet de reconstituer la pluralité des propositions d’engagement et des investissements effectifs auxquels peut donner lieu une grammaire du combat spirituel.

Se donner de tout son corps

La soirée a débuté à vingt heures et se déroule dans les locaux de la Full Gospel Church. L’église a été aménagée au second étage d’un bâtiment industriel. La salle de culte est ample et pourrait aisément accueillir trois cents personnes. Son sol est recouvert d’une moquette de teinte claire,

ce qui donne à l’endroit l’aspect d’une halle d’exposition. Quand on arrive sur place, les longs rectangles de verre qui composent le plafond laissent encore iltrer les derniers rayons de soleil de la journée ; bientôt des spots colorés prendront le relais.

Voilà près de trois heures qu’Étienne Rochat et sa chorale entraînent la cinquantaine de participants dans la louange, sans s’autoriser de répit. Peu de gens assistent à l’ensemble de la soirée. Il arrive qu’un groupe d’une dizaine de personnes s’installe pour une demi-heure, improvise une réunion de prière à l’arrière de la pièce, puis reparte après avoir contribué à bénir les lieux et s’être lui-même imprégné de l’« onction » qui y règne. Un organisateur m’explique que le peu d’afluence est dû aux vacances d’été. Il désapprouve le choix de tenir cette rencon- tre in juin. La moitié des participants, assis sur les côtés de la salle, regardent la scène ou échangent quelques mots avec un voisin. L’autre moitié est éparpillée sur le devant de l’estrade : les uns balancent lentement au rythme de la musique, chantant les paroles que le projecteur vidéo fait déiler sur l’écran audessus des choristes, les autres dansent, un étendard doré à la main, certains sont prostrés face contre terre, un voile transpa- rent étendu sur le corps. Je prends des notes dans la pénombre, assis sur l’une des chaises posées contre le mur du fond de la salle.

Une chanteuse se détache de la chorale, vient se placer au centre de la scène pour entonner Worthy is the Lamb. Les participants joignent leurs voix à la sienne. Les corps oscillent doucement, au rythme de la musique. Les couplets remercient le Christ pour sa mort sur la croix, un sacriice qui accorde le pardon et puriie le croyant :« Merci Seigneur pour cet amour / Merci pour les mains percées par les clous / Tu m’as lavé dans ton courant puriicateur / Et tout ce que je connais maintenant / C’est ton pardon et ton étreinte ». S’inspirant des scènes d’adoration céleste que l’on trouve aux quatrième et cinquième chapitres de l’Apocalypse, le refrain, quant à lui, avance : « Digne est l’Agneau / Assis sur le trône / À présent couronné de maintes couronnes/ tu règnes victorieux / Haut et élevé / Jésus, Fils de Dieu / Le Bien-aimé des cieux L’équipe de ptl, après avoir célébré la Cène. (cliché G. Rossel) cruciié / Digne est l’Agneau18 ».[18]Ce refrain et les couplets qui précèdent sont traduits de l’anglais par l’auteur.

Le morceau est repris plusieurs fois et sert de préparation à la Cène, trois pasteurs sont montés sur l’estrade au cours du chant. L’un d’eux introduit la  communion en faisant référence aux paroles du cantique qui s’achève. Il mentionne la présence de Dieu dans la louange : on vient devant le trône de l’Agneau dont parle l’Apo- calypse ; on adore les mains du Christ, des mains de souverain sacriicateur meurtries pour nos péchés. Des miches épaisses et des coupes ont été disposées au pied de l’estrade. Les pasteurs se placent autour de la table qui accueille les « éléments ». Une quatrième personne les rejoint, et c’est deux par deux qu’ils distribuent le pain et le vin aux iles de participants qui s’avancent pour communier. La chorale accompagne ce moment d’un« Saint est le Seigneur ». Après la communion, chacun retourne vers l’endroit où il se tenait auparavant. Certains s’agenouillent ou se prosternent longuement dans des postures qui ne sont pas sans rappeler les adorations eucharistiques propres au catholicisme. Mais ici, Dieu ne semble pas contenu dans un morceau de pain, sa présence est plutôt dans la vibration des notes, dans l’onction qui saisit les corps à la manière d’un tressaillement.

Puriier la nation et guérir les corps

La in de Saint est le Seigneur coïncide avec un déferlement charismatique. Les musiciens font tourner une série d’accords en boucle, ce qui permet aux choristes d’improviser. Ces derniers commencent à chanter « en langues ». Sans délaisser son piano électrique, Étienne module à plusieurs reprises : « Sonne ! trompette, sonne ! » Un individu corpulent s’approche de la scène, un chofar à la main, et le fait résonner. Alors que le son grave jaillit de l’instrument, un jeune homme se saisit du drapeau suisse disposé à l’avantscène, entre les étendards genevois et français, et l’agite par des gestes amples. Il fait ensuite le tour de la pièce, exhibant ostensiblement les couleurs helvétiques, avant de monter sur l’estrade pour venir se placer aux côtés des choristes. Sur l’écran, une photo de la ville de Genève se substitue aux paroles du dernier chant. Au premier plan, on aperçoit le Léman et son jet d’eau, la cathédrale Saint-Pierre trône sur une colline dans le fond. Des pasteurs, debout sur scène, bénissent de leurs mains étendues la salle et l’image de la cité que le projecteur offre à la contemplation.

Au son du chofar, Étienne énonce à présent le nom de plusieurs tribus d’Israël. Il prophétise en chantant et répète à plu- sieurs reprises : « Je vous établis sur ce pays à cause de mon nom. » Puis, il ajoute : « Pour ceux qui entendent, pour ceux qui croient, je répandrai une onction d’humilité et de puissance. S’ils entendent la réprimande, alors je les établirai comme des colonnes sur ce pays, dit l’Éternel des armées. » Le fait que la prophétie soit chantée me permet d’en consigner de larges extraits. Étienne s’écrie alors : « Nous prenons autorité au nom de Jésus », comme on le fait pour chas- ser le démon d’une personne  si ce n’est que l’exclamation est destinée à la Lake Parade qui se tiendra la semaine suivante à Genève et à la Gay Pride se déroulant le jour même à Paris. « Cette ville appartient à Jésus. Nous faisons tomber les principautés, nous brisons les puissances d’homosexualité, de débauche. »

Cet exorcisme suscite des cris d’approbation dans la salle, bientôt rejoints par l’onde du chofar. Le directeur de la chorale sollicite alors du révérend George Asafu-Adaye, pasteur de la Full Gospel Church, qu’il formule une prière de repentance. L’Africain s’exécute en anglais. Son intercession est faite sur un débit rapide, effervescent, au point que la choriste préposée à la traduction peine à suivre. Invoquant les vertus puriicatrices du « sang de l’Agneau », l’homme d’Église demande la guérison de la ville, de la nation, avant d’énumérer une bonne part des pays africains, ainsi que les différents continents de la planète. À un moment, le discours ralentit et s’inléchit. Le révérend annonce qu’il est en train de recevoir une parole à propos d’une guérison. « Dieu m’a montré que sur le côté gauche de la salle, il y a une personne qui n’a pas pris la Cène. Dans sa famille, quelqu’un est malade du cancer. Cette personne doit s’avancer pour recevoir le corps et le sang du Christ, ain que le membre de sa famille soit guéri. »Le pasteur réitère son appel à plusieurs reprises. Un homme et une femme conver- gent inalement vers la table de communion, à partir d’endroits différents de la chapelle. Le révérend leur impose la main sur le front et prie pour chacun, après leur avoir distribué les « éléments ». Sous l’effet de l’intercession, la femme s’écroule « dans l’Esprit ». Deux personnes, qui se tenaient derrière elle, la recueillent pour éviter qu’elle ne percute le sol dans sa chute. Elle reste allongée un long moment. Quant à l’homme, il ne tombe pas, mais reçoit simplement la prière. Alors qu’il retourne à sa place, je constate que des larmes baignent son visage. Il a l’air paisible.

Une nation de prophètes

Peu après, le chantre invite les participants à former un cercle autour de la bannière genevoise, ain de prier pour la ville. Il cède la parole au jeune homme portant l’éten- dard suisse, pendant qu’une vingtaine de personnes s’agenouillent près des armoiries genevoises posées sur le sol, devant l’es- trade. Le porteur du drapeau n’est autre que le président de la section genevoise du Parti évangélique suisse, nouvellement constituée19.[19]Fondé en 1919, le Parti chrétien-protestant devient en 1994 le Parti évangélique suisse (pev). Il compte actuellement deux sièges dans l’une des chambres du Parlement helvétique. Sur … Continue reading

Son visage jovial et juvénile contraste avec sa chevelure poivre et sel. En début de soirée, cet ancien socialiste, tirant parti du rassemblement, avait proité pour récolter les quelques signatures nécessaires en vue de déposer une liste pour les prochaines élections fédérales qui se tiendront au mois de novembre 2007. À présent, il est au micro, sur l’estrade, et chante « en langues », accompagné par le tapis sonore qu’exécute le piano électrique du chef de chorale. La main droite élevée, les yeux fermés et le léger balancement de la tête d’avant en arrière traduisent le saisissement prophétique qui s’empare du corps du jeune homme. La glossolalie s’interrompt pour céder la place à la communication d’une vision inspirée par les motifs des différents étendards. Le locuteur discerne dans l’aigle du drapeau genevois le signe de la prophétie qui vient bientôt sur la ville, ain de procurer une visitation collective du Saint-Esprit. Quant à la clé, elle signiie « la clé de la vie que le Seigneur tient entre ses mains pour permettre aux peuples d’entrer dans son Royaume ». La croix blanche de l’étendard suisse symbolise la « croix prophétique » du Christ, sur le fond rouge de son sang.

Une jeune femme sort alors des rangs de la chorale et rejoint le microphone central pour délivrer à son tour une prophétie. L’accompagnement musical ne s’est guère interrompu. Étienne, rivé à son clavier, encourage sa choriste en vocalisant à plusieurs reprises : « Ouvre ta bouche et je la remplirai. » Elle ne tarde pas à se lancer. La voix s’élève, pure, parfaitement maîtrisée. La sonorité qu’offrent la chanteuse et les musiciens n’est pas sans évoquer la prestation d’un ensemble de jazz. Le principe sousjacent est le même, celui d’une grille d’accords que l’on fait tourner, ain d’apprêter une plage sonore que le soliste viendra investir. toutefois, les paroles improvisées rappellent qu’il ne s’agit pas uniquement d’une prestation musicale.

« Si quelqu’un a des oreilles, il entendra le Lion de Juda s’établir sur ce pays et ses enfants sous sa bannière. Le Lion de Juda rugit sur cette ville. Il rugit de son amour, de sa paix, de son pardon, de sa réconciliation. Le sang de Jésus coule dans ces rues, sous les ponts, dans les maisons. Et chacun entendra le Lion de Jésus. » Sur l’écran géant, c’est encore la photo du jet d’eau sur fond de cathédrale que l’on projette. Quelques participants agitent des drapeaux. La prophétie continue crescendo pour atteindre un pic : « Avec sa sainteté, il vient. Il puriie les écoles, les hôpitaux, les institutions. Dieu rugit comme un lion, c’est une déclaration d’amour qu’il nous fait. Le feu de Dieu est en moi, le feu de Dieu est en toi, le feu de Dieu est dans son Église, parce qu’il rugit. » Passé ce cap, l’intensité musicale décroît progressivement, la chanteuse cesse de prophétiser pour se livrer à des vocalises.

diaboliser les opposants et bénir le prophète

Alors que l’accord inal de la séquence retentit, le chef de chorale approuve le contenu prophétique tout juste communiqué et assure la transition vers une nouvelle phase de la soirée : « Alléluia, nous voulons acclamer le Seigneur Jésus. » Le révérend africain prend rapidement le relais : « Le Seigneur me met à cœur de prier pour Étienne et sa famille. J’ai la vision d’un javelot qui était censé le toucher. Le diable n’est pas content de ce qu’Étienne fait. Prions pour qu’il reçoive une double protection d’onction. » Les pasteurs présents dans la salle, ainsi que quelques proches du prophète-musicien, viennent se placer sur l’estrade pour former un demicercle autour de ce dernier. Des ecclésiastiques posent leur main sur son épaule, tandis que les autres personnes, sur scène ou dans l’assistance, élèvent le bras, la paume ouverte en direction d’Étienne, de manière à s’associer au lux de l’onction censé converger vers celui pour qui l’on prie.

Le révérend invoque le nom de Jésus.

Le musicien, qui continue à assurer le fond sonore, lance des « Oh ! Oh ! », comme s’il était atteint par des coups. À chaque exclamation, le haut de son corps est secoué d’un mouvement brusque, projeté de droite à gauche. Ses mains, imperturbables, enchaînent les accords. La prière porte sur l’opposition que rencontre le ministère pastoral d’Étienne. On ne mentionne ni ses litiges avec son conseil paroissial ni la décision du même conseil de licencier le pasteur avec effet immédiat, en raison d’un différend ayant trait à sa conduite (et non à sa théologie). tout cela est mis sur le compte d’un « javelot lancé par le diable », sans qu’il ait réussi à atteindre sa cible. Des bénédictions restent à venir pour le chantre, au travers de son ministère musical et des soirées PtL. L’Africain répète inlassablement « You will sing a new song today », son débit s’accélère comme si un toucher divin transitait par l’effervescence de sa voix. Sa main se fait pesante sur l’épaule du musicien, appuyant à chaque reprise de

« You will sing a new song today ». Le chantre encaisse les chocs que lui délivre l’Esprit, comme un boxeur les coups de son partenaire d’entraînement.

C’est au tour du pasteur d’une communauté latinoaméricaine de bénir Étienne. Il est secondé par une choriste, qui traduit ses paroles : « Aucune arme forgée ne tiendra contre toi. Celui qui se lèvera contre toi le fera sans moi. Aucune voix ne pré- vaudra contre toi et ta famille, ou contre ton ministère. » Le langage est saturé d’allusions bibliques. La référence au prophète Ésaïe est limpide, malgré la distance qu’introduit la traduction : « toute arme forgée contre toi sera sans effet ; et toute langue qui s’élèvera en justice contre toi, tu la condamneras. tel est l’héritage des serviteurs de l’Éternel, tel est le salut qui leur viendra de moi, dit l’Éternel » (Es 54, 17).

Le reste de l’intercession est un mélange de versets bibliques aux accents manifestement messianiques, le prophètemusicien acquérant un statut christique. Rien ne lui est épargné : les promesses faites à Abraham (Gn 12), l’alliance éternelle de Dieu pour Israël (Es 54), l’inauguration du ministère messianique (Lc 4). « Je t’ai dit : “Sors de ta maison et va vers la terre que je te montrerai ! Je ferai de toi une grande nation et tu seras une bénédiction.” En 2008, ta tente s’élargira. C’est un temps d’expansion pour ton ministère. Je t’ai béni. L’onction est sur toi. Je t’ai oint pour annoncer la bonne nouvelle, annoncer la libération aux prisonniers. Aucune arme forgée contre toi ne prévaudra. J’ai mis sur toi l’onction de Joseph, une onction de bénédiction. De toi sortiront des rois et des prêtres. Fortiietoi et sois courageux, car je serai avec toi. » Le pasteur latinoaméricain met un terme à cette bénédiction par un appel à la salle : « Applaudissons l’Éternel ! Nous établissons cette parole, ce soir. » Une salve d’applaudissements fait écho à ses paroles.

Critique à l’écart

Les prophéties se succèdent. Il est près de minuit. L’un des organisateurs m’aperçoit en train de prendre des notes, alors qu’il quitte la chapelle. Il m’entraîne hors de la salle pour me demander ce que je pense de la soirée. Nous nous sommes déjà rencontrés en d’autres circonstances. Nous resterons une heure à bavarder, accoudés à l’escalier qui conduit à l’entrée du bâtiment.

Mon interlocuteur s’enquiert des raisons de ma présence sur les lieux. Je lui conie travailler sur les liens entre ce type de mani- festations et les mobilisations politiques que connaît actuellement l’évangélisme helvétique. Il semble dubitatif quant à la pertinence du terme « politique » pour désigner ce qui se déroule lors des soirées PtL, et souligne avec force que les gens qui y participent le font pour des motifs divers. Il y a certes une prégnance du cadrage proposé par le chef de la chorale et les pasteurs qui l’accompagnent, mais ce discours n’est pas reçu de manière uniforme par les participants. L’organisateur me conie qu’Étienne Rochat envisage ces rencontres comme une préparation de « guer- riers spirituels », alors que lui-même les voit plutôt comme une occasion de rassembler les chrétiens du canton, ain de louer Dieu et de prier pour les institutions de la région. Les sujets de prière sérieux sont malheu- reusement noyés dans ce lot de paroles incompréhensibles. « Ça monte, ça monte et on en rajoute », dit-il, dépité.

Je discerne une certaine tension au sein du comité d’organisation quant à la forme que devraient prendre ces manifestations. Le jeune homme attire mon attention sur la part que se sont attribuée les pasteurs, au détriment d’autres responsables ou de simples participants : les pasteurs président lors de la Cène, monopolisent le micro pour délivrer des prophéties ou s’épauler mutuellement lorsque le ministère de l’un d’entre eux essuie des cri- tiques. Mon interlocuteur est scandalisé par la façon dont sont éludés les problèmes ecclésiaux, notamment en prétextant une attaque du diable. Il ajoute que le fait de demander une onction spéciique pour un collègue contribue à renforcer le charisme de l’intercesseur : « Si dix pour cent de leur discours était inspiré, j’en serais déjà heureux ! »

Au terme de l’échange, quelques interrogations demeurent. Comment se fait-il qu’un militant de centre gauche use du drapeau helvétique de la sorte pendant ces moments de louange ? Quel rôle viennent jouer ces emblèmes nationaux durant ces rencontres ?

Comment se combinent les métaphores guerrières avec les images paciiques, telle celle d’un Christ qui apporterait « la paix » ? Et surtout, quelles sont les implications poli- tiques de ce genre de rituels ? Ces questions ne préoccupent pas vraiment mon interlocuteur. Il ne voit aucun mal à éprouver une certaine ierté pour son pays, d’autant que d’autres nationalités sont habituellement représentées lors des soirées PtL. On ne fait pas de politique : on prie pour la nation. Il est en revanche un peu moins à l’aise lorsque je reviens sur l’exorcisme de la Gay Pride et de la Lake Parade.

Une politique inspirée ?

Nos analyses ont montré les liens entre les pra- tiques d’évangélisation propres à l’évangélisme et le combat contre les esprits territoriaux mis en œuvre dans les cercles charismatiques. C’est une grammaire similaire de la lutte contre le démon qui a cours, la différence portant sur les moyens. Reste que le recours à la louange a des effets massifs sur le groupe évangélique, ces effets se répercutent aussi bien sur son architecture que sur les actions qu’il envisage de mener pour gagner le terrain ennemi. Les exorcismes de collectifs accomplissent une conversion radicale du territoire et – plus important encore  de la sphère politique. Ce ne sont plus des individus singuliers qu’il s’agit de convertir et de soustraire à l’emprise du démon, mais bien des entités collectives, tels l’État ou la nation. Que cela ne soit pas vu par les membres tient sans doute au fait qu’ils parlent principalement de « puriica- tion » lorsque leur action est dirigée vers des institutions. Quoi qu’il en soit, les rituels de combat spirituel ont fait sauter le verrou qui, il y a peu de temps encore, retenait les évangéliques de s’engager en politique en tant que tels.

Un second élément n’est pas remarqué (oureconnu) : le caractère politique des « délivrances » de collectifs. Les oficiants, tout comme les participants, semblent s’accorder sur le fait que l’on travaille au niveau du cadre invisible qui soutient les institutions, et non sur les programmes ou les individus (en tant que partisans) : on s’attaque aux démons qui empêchent de déployer une politique agréable à Dieu. Ces exorcismes ne seraient pas politi- ques, car ils ne formuleraient pas d’injonction partisane, raison probable pour laquelle un responsable d’un parti (évangélique) centriste y prend une part active. Cependant, si l’on considère le politique comme une modalité d’organiser et de participer au commun, on peut sérieusement s’interroger sur le type d’imaginaire national proposé et le genre de ressources permettant de s’y engager.

À première vue, les soirées PtL semblent offrir l’hospitalité à d’autres nationalités, notamment par l’exposition de leurs dra- peaux, ce qui pourrait laisser accroire que l’horizon dépeint est multiculturel. Or, cela n’est que partiellement vrai, la catégorie de participation étant ici « évangélique » ; elle prend donc le pas sur l’opposition entre Suisses et étrangers. toutefois, lorsqu’une catégorie religieuse commune n’est pas partagée, l’autre est vu comme une altérité menaçante, un étranger à évangéliser, voire à exorciser. En dernière analyse, il semblerait que les exorcismes de collectifs renvoient au fantasme d’une nation chrétienne, et plus vraisemblablement évangélique, n’en déplaise à un militant de centre gauche.

Le compte rendu d’une manifestation PtL a fait saillir des différences dans les modalités de participation. C’était précisément son but. Toutefois, la proposition d’identiication que véhicule le discours du combat spirituel, si elle rencontre des réponses différentes de la part des participants, n’en formule pas moins un programme d’action quant à la transforma- tion de l’espace politique. En dernier ressort, ce discours est appelé à se cristalliser dans les supports médiatiques, tels que les cantiques, les tracts ou les rapports d’activité ; le travail de médiatisation ayant pour effet de conserver les positions des représentants, et donc de les faire prévaloir sur les investissements différenciés des croyants ordinaires. Or, les métaphores de la « guerre sainte », du « combat spirituel » ou de l’« ennemi » ne constituent pas les meilleures ressources pour paciier un espace public et construire un « vivre en commun ». Quant aux « représentants » du charismatisme, ils ne font pas l’objet d’un choix démocratique, sur la base d’une discussion rationnelle visant à recueillir la faveur de l’opinion publique,

Prospectus d’invitation pour la journée nationale de prière, qui se tient lors de la fête nationale helvétique.

Des évangéliques y prient pour bénir la nation et des politiciens de leur confession. Le sceau imprimé sur la représentation de la Suisse détourne le label de qualité caractéristique apposé sur les produits helvétiques : la croix suisse s’est allongée pour devenir chrétienne. Ce détournement permet de faire du Christ le roi d’une nation traditionnellement attachée à la souveraineté populaire. (extrait de www.priere.ch) mais d’une élection surnaturelle ayant pour attestation un charisme prophétique et prétendant dire la vérité d’une révélation.

La violence du discours se fait particulièrement ressentir lorsqu’elle rend possible l’exclusion d’autrui des collectifs ecclésial ou national, en raison d’inluences « occultes » qu’il subirait : qu’il s’agisse de l’attachement à des objets d’une autre confession (ou religion), de l’indifférence à l’égard de l’évangélisme ou encore d’une orientation sexuelle différente. Dans tous ces cas, l’évocation du démon permet de rappeler les clôtures de la communauté, les frontières entre pureté et impureté. Ce n’est pas tant le fait de poser une limite qui pose problème, mais plutôt un usage qui voudrait qu’elle prévienne toute forme de dialogue avec une altérité et se refuserait à construire un commun sur la base de différences. Cette violence conduit à poursuivre l’interrogation relative à la igure généralement métaphorique de l’« ennemi », bien que la métaphore tende à céder la place à des incarnations particulières. Se pourraitil qu’à terme l’image serve à désigner durablement des êtres de chair et de sang présentés comme les adversaires de la pureté nationale ?

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Tiré du texte de: Philippe  Gonzalez

References

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2L’investigation se veut sensible aux conigurations énonciatives mises en œuvre par les évangéliques (Favret-Saada 1977 ; Widmer 1987, 1999) et tente de formuler des descriptions capables de ressaisir des rapports de coprésence pouvant s’instaurer entre le croyant et la divinité ou le démon (Claverie 2003 ; Csordas 1997). Suivant Dorothy E. Smith (1981), on distinguera entre : a) les propos que les membres adressent à leurs semblables, dans le cadre de l’activité religieuse ; b) les descriptions que les enquêtés formulent à la demande de l’enquêteur ; c) la ressaisie conceptuelle du phénomène à laquelle se livre le sociologue. Chacune de ces strates discursives génère des effets pragmatiques différents et correspond à autant de niveaux dans un continuum allant de la pratique desenquêtés à une rélexivité du sociologue. Mon analyse parcourt chacune de ces strates de manière à évaluer la portée effective des catégorisations des membres. Le matériau analysé a été glané au proit d’un terrain suscité en 2001 parmi les milieux évangéliques de la région genevoise.
3Le corpus compte 541 messages reçus entre janvier 2005 et juillet 2007, parmi lesquels 22 se réfèrent à une activité démoniaque, dont 12 explicitement. Les mentions implicites de la présence du démon font état d’un « combat spirituel » ou de prises de contact avec des gens s’exposant aux « dangers de l’occultisme ».
4Voir Harvey Sacks (1974) à propos de la causalité inhérente à la consécution de deux énoncés narratifs, et les préférences morales impliquées par ce genre de dispositif.
5Andrew Singleton (2001) rappelle que, dans la conception évangélique, si les Églises et les chrétiens de tendance libérale n’essuient pas d’assauts de la part du démon, c’est parce qu’ils n’annoncent pas réellement l’Évangile. Le Diable n’a nul besoin de les neutraliser, étant donné qu’ils ne présentent aucun danger pour son empire sur les âmes. Cette concep- tion permettrait aux évangéliques d’expliquer pourquoi les libéraux n’observent pas de manifestations démoniaques.
6L’herméneutique biblique des évangéliques me sert de ressource analytique tout au long de cet article, alors qu’elle devrait également faire l’objet d’une prise en compte spéciique. Voir, à ce propos, mes travaux consacrés aux hermé- neutiques ordinaires (Gonzalez 2006).
7On notera que les auteurs du message ne font aucun cas des raisons pouvant expliquer l’attachement émotionnel que ressent cette femme vis-à-vis de ces artefacts, seraitce un héritage familial transmis de génération en génération ou des objets acquis en des circonstances biographiques marquantes et renvoyant à des souvenirs particuliers. L’altérité religieuse non évangélique est d’emblée perçue comme satanique.
8Dans ce même message, l’auteur raconte comment, lors des premières campagnes d’évangélisation, des conversions se sont traduites par un abandon de la sorcellerie et la destruction de statues mariales : « Beaucoup de conversions s’étaient manifestées, y com- pris celle du commandant [d’un] poste qui a dans la foulée brûlé ses revues de sorcelleries et lancé en bas de la falaise la statue de Marie de 1,20 m de hauteur que lui et sa famille possédaient et vénéraient. »
9Serait-ce là une allusion au célèbre passage de l’épître aux Romains (1, 23-27) invoqué dans les milieux évangéliques pour expliquer ce qui est considéré comme une déviance sexuelle ? Le texte paulinien est susceptible d’une lecture associant l’idolâtrie à l’homosexualité, la première étant vue comme la cause de la seconde.
10« Je sais où tu demeures, je sais que là est le trône de Tu retiens mon nom, et tu n’as pas renié ma foi, même aux jours d’Antipas,mon témoin idèle, qui a été mis à mort chez vous, là où Satan a sa demeure » (Ap 2, 13). L’écart entre cette traduction offerte par la nouvelle édition de Genève (neg) et la citation du message tient possiblement au fait que l’auteur cite de mémoire ou qu’il a sous les yeux la traduction Darby. Sur les rapports entre possession démoniaque et territorialité, voir Michel de Certeau (2005).
11Voici un extrait de la deuxième strophe de« La lutte suprême» : « L’ennemi redoute le nom seul du Roi / il fuit en déroute au cri de la foi. / Acclamons ensemble Jésus, d’un seul cœur, / et que l’enfer tremble à ce nom vainqueur !» De même, le refrain : « Du Christ la bannière se déploie au vent, / pour la sainte guerre, sol- dats, en avant !» Ce recueil comprend quatorze chants de « Combats et victoire », sur un total de trois cent quatre vingtdixneuf hymnes
12L’Institut biblique de Nogent-sur-Marne édite À toi la gloire depuis 1988. Ce recueil fait suite au célèbre Sur les ailes de la foi, que Ruben Saillens, prédicateur revivaliste et fondateur du même institut, publia pour la première fois en 1926 (Blocher 2006). On trouve déjà, dans les Sur les ailes de la foi, les soussections « Combats » et « Victoire ».
13Cette rubrique compte une vingtaine de Quant à la catégorie « Victoire », elle est désormais traitée séparément et renvoyée en in d’index, selon la logique du classement alphabétique.
14Ce mouvement semble prendre son essor
15Il est évident que diverses formes de récep- tions de ce recueil ont cours dans les milieux évangéliques. Si un grand nombre d’assem- blées reprend les cantiques qu’il propose, certaines n’interprètent pas les chants de« combat spirituel » ou, si elles le font, ne leur accordent pas la portée que seraient suscep- tibles de leur communiquer des mouvements pratiquant la « cartographie spirituelle ». Il est vrai cependant que la pratique de ces hymnes, même dans des contextes non charismatiques, peut constituer une forme de sensibilisation à cette spiritualité et à la théologie politique qu’elle véhicule.
16Le chofar est également utilisé dans la liturgie juive pour célébrer le nouvel an (Rosh Hashana) et le « jour du Grand Pardon » (Yom Kippour).
17Ces propos sont extraits de la brochure L’Ésotérisme en vogue, éditée par divers orga- nes évangéliques, dont Campus pour Christ (Suisse). La brochure n’est pas datée, mais paraît après Étienne Rochat y signe un article intitulé « Les fruits d’une prière pleine de foi : l’opération Josué » (p. 82), dont je reproduis le début, ainsi que les deux derniers tiers.
18Ce refrain et les couplets qui précèdent sont traduits de l’anglais par l’auteur.
19Fondé en 1919, le Parti chrétien-protestant devient en 1994 le Parti évangélique suisse (pev). Il compte actuellement deux sièges dans l’une des chambres du Parlement helvétique. Sur l’échiquier politique, ce parti se situe au centre gauche et forme un groupe parlementaire avec l’Union démocratique fédérale (udf)  autre parti évangélique, mais dont la tendance se situe nettement à droite. Jusqu’à récemment, le pev était principalement implanté dans la partie alémanique du pays. Il gagne actuellement du terrain en Romandie, notamment par la création de nouvelles sec- tions cantonales.
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FNUIPH · Religion

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