L’écologie est-elle naturelle ?

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Résumé
Dans une structure quelconque, mais suffisamment grande, il est toujours possible de trouver une structure ordonnée. Ce théorème mathématique se vérifie avec l’écologie, ce vaste ensemble flou qui se recoupe imparfaitement avec la science de l’environnement et la philosophie de la nature. Ce qui est à l’origine de nombreux paradoxes, équivoques et malentendus.

«Ainsi donc, regarde tant qu’il te plaira le ciel et la terre comme des réalités inaltérables qui jouissent d’une sauvegarde éternelle ; parfois néanmoins la présence immédiate d’un grand danger te fera sentir en quelque endroit de l’âme l’aiguillon de la terreur ; pourvu, diras-tu, que la terre n’aille pas, se dérobant tout à coup sous nos pas, disparaître dans un abîme, toutes choses y tomber à sa suite et le monde n ‘être plus que ruine et chaos !»

Ainsi Lucrèce termine son De Natura Rerum, avant de nous donner une description saisissante et terrifiante de la peste d’Athènes, point final de son poème. Il n’y a pas d’état d’âme chez Lucrèce : il nous montre que s’il existe une loi de la nature des choses, il s’agit de la seule loi du hasard. Il n’y a pas d’ordre caché, ni de finalité dissimulée derrière le chaos apparent de la réalité. Pour lui, comme pour tous les penseurs tragiques, la nature n’est qu’illusion rassurante et construction de l’esprit. La
réalité vraie, ce n’est pas la belle harmonie de l’ordre platonicien, mais l’inondation, le tremblement de terre, l’épidémie. S’il existe un abîme quelque part, nous y tomberons inéluctablement.
Vingt siècles plus tard, un philosophe des sciences reprend la même image du tremblement de terre , mais en fait un symbole le l’amour qui unit la nature, la terre et l’homme:
«C’est pourquoi je goûtai de la joie pendant le tremblement de terre dont tant de gens autour de moi s’épouvantèrent (…) je reviens dans mon univers familier, en mon espace tremblant, aux nudités ordinaires, à mon essence, exactement à l’extase. Quisuis-je ? Une trémulation de néant, vivant dans un séisme permanent. Or, pendant un moment de bonheur profond, à mon corps vacillant vient s’unir la terre spasmodique. Qui suis-je, maintenant pour quelques secondes ? La Terre ellemême.
Communiant tous deux, en amour elle et moi, doublement désemparés, ensemble palpitant, réunis dans une aura.»

Michel Serres conclut ainsi son Contrat naturel, où l’amour généralisé remplace la terreur lucrétienne. La Terre est un quasi être vivant, et nos relations avec elle, revisitées par la philosophie du droit, doivent être établies sous la forme d’un contrat.

Prenons un autre exemple, qui montre l’évolution des mentalités. L’homme occidental, à la sortie du Moyen- Age, était pauvre et affamé. Certes, il était pétri de vieilles traditions mais son présent était misérable, n vivait dans la crainte, alors que là bas, au delà des mers il existait des pays merveilleux, des pays de Cocagne, où les femmes étaient douces et le travail inconnu. Le monde était un fruit qu’il suffisait de cueillir, et, sans réfléchir plus avant, il l’a cueilli.

Cinq siècles plus tard, la commémoration de la découverte de l’Amérique prend des allures d’enterrement : au lever du soleil, le 12 octobre 1992, un groupe d’écologistes se réunira sur la plage des Bahamas où l’on pense que débarqua Colomb. Ils conduiront une cérémonie funèbre à la mémoire de l’environnement naturel et de
l’extermination de peuples entiers des Caraïbes. Pour eux, l’avenir de la Nature est sinistre. Et, dans la nouvelle religion de la Nature, l’homme occidental doit faire
pénitence de son crime.

Ce respect nouveau pour la nature est, apparemment, une victoire de l’écologisme ambiant, selon une équation un peu simple qui voudrait que l’écologiste se préoccupe d’environnement et aime la nature. Mais il est probable que nous avons affaire à trois ensembles, qui peuvent se recouper, mais pas toujours, ce qui est à l’origine d’un certain nombre de malentendus. Ces ensembles sont eux-mêmes délicats à définir : on peut parler de Y environnement comme d’une science incertaine, de l’écologie comme d’un ensemble flou, et de la nature comme d’une référence molle.

L’ENVIRONNEMENT, SCIENCE INCERTAINE

La notion d’environnement est certainement la plus simple. En effet, il est facile de comprendre que toute activité humaine aura des conséquences sur le milieu : le paysan modifie le paysage et la circulation automobile, dans les villes, pollue inévitablementl’armosphère. Le premier objectif du scientifique, spécialiste de l’environnement, est de dresser le catalogue de ces atteintes au milieu, soit en référence à un cadre dit «naturel» (antérieur à l’homme), soit à un cadre vivable, c’est-à-dire compatible avec la vie de l’homme.
Ce catalogue s’allonge chaque jour et est un peu fastidieux, car aucun aspect de la vie n’échappe à l’attention des environnementalistes. Les problèmes concernent aussi bien l’air que l’on respire, l’eau que l’on boit que la terre, soumise à l’appauvrissement et à l’érosion : à ce premier niveau de pollution, on trouve toutes les questions
soulevées parles pluies acides, l’émission de gaz dans l’atmosphère Ces fameux CFC destructeurs de la couche d’ozone), l’effet de serre, la pollution des rivières par les déchets de l’industrie chimique, le bruit intolérable, n faut ajouter à cela l’appauvrissement des terres cultivables par les cultures intensives, l’assèchement de la nappe phréatique, l’érosion irréversible des terres tropicales, la rapide désertification de l’Afrique, la destruction massive d’espèces végétales et animales rares, les menaces qui pèsent sur les poissons, que l’on imaginait il y a quelques temps encore comme un réservoir inépuisable pour l’alimentation de l’homme.
Il faut ajouter à cela les problèmes insolubles et pourtant urgents de l’accumulation des déchets, de l’extension des mégapoles, de l’équilibre de plus en plus difficile à trouver entre les ressources énergétiques et alimentaires d’un côté et l’explosion démographique de  l’autre. Tout cela est bien connu et fait . régulièrement la une des journaux. Le développement de cette préoccupation environnementale est en quelque sorte directement proportionnel au nombre des hommes : il arrive un moment où
l’on ne peut plus ignorer la montagne de déchets devant la porte ou le caractère irrespirable de l’air.
A ce niveau la préoccupation environnementale, sans que l’on ait besoin pour l’instant de parler d’écologie, est la chose du monde la mieux partagée : il n’est pas besoin d’avoir une appartenance politique ou philosophique quelconque pour sepréoccuper d’environnement. Il existe probablement un consensus de base sur ce type de question : les gestionnaires ou les scientifiques de l’environnement ont à résoudre chaque jour des problèmes concrets qui ne s’embarrassent pas de discours.
D’ailleurs, les spécialistes de l’environnement prennent toujours soin de se distinguer des écologistes. Ils se méfient des théories totalisantes alors que leur propre science n’en est qu’à ses balbutiements.
Car la science de l’environnement ne fait que commencer. Nous savons certes que nous vivons dans un système fragile, à la recherche perpétuelle d’un nouvel équilibre, mais c’est à peu près tout ce que nous savons. Pour le reste, la science de l’environnement est affaire d’observation, de recueil d’informations afin de connaître le véritable enchaînement des causes et des effets. L’environnementaliste se méfie des modes et des explications rapides : on l’a bien vu  dans le cas de la couche d’ozone. La science est incapable d’expliquer les causes réelles de sa variation, et il est impossible encore de proposer une solution unique. L’arrêt de la production des CFC, ces produits chimiques utilisés à grande échelle dans l’industrie et dans le matériel de réfrigération, sont un élément parmi d’autres de régulation, mais, à une certaine époque, en raison d’observations encore imprécises et qui permettaient toutes les interprétations, on aurait pu aussi bien proposer l’interdiction totale de l’aviation.
De plus, le scientifique est peu porté à l’action. Loin de lui l’idée de proposer un «autre» développement, un nouveau système de production, ou un  bouleversement des structures. Son succès sera au contraire de proposer une petite modification qui permettra la survie d’un système. Devant une immense machine, très complexe et qui
commence à se dérégler, l’environnementaliste est un peu comme le technicien qui seul connaît l’agencement des différentes pièces et qui, en faisant un réglage ici ou là, permet à la machine de continuer à fonctionner dans les conditions les moins mauvaises possibles.

Pour donner un autre exemple dans un domaine prochede l’ecologie, celui de la diététique (on sait combien le sentiment écologique passe aussi par une “alimentation saine”)la reconnaissance du rôle nocif  des graisses animales, qui encombre nos artères de mauvais cholestérol, aurait pu aboutir à l’interdiction de la viande et des produits laitiers. Les instigateurs américains de ce type de recherches n’en sont pas à un prohibitionnisme près.

Mais la réalité est plus complexe et l’examen plus attentif des comportements alimentaires contredit les données de la science : les études comparées entre la France et les Etats-Unis par exemple montrent bien que les différences observées de mortalité cardiovasculaire ne s’expliquent pas seulement par la consommation de graisses
animales.
Mais les scientifiques sont habitués à ce genre de piège de la réalité, qui oblige à rechercher un ensemble complexe de facteurs pour expliquer un phénomène. On ne change pas la réalité par décret, même au nom de la santé et de l’environnement.
Actuellement, en politique environnementale, le maître mot est celui de «développement durable». Il ne s’agit pas de remettre en cause le développement ou la croissance, mais de trouver les conditions qui rendent ce développement acceptable, en tout cas compatible avec le milieu, et sans remettre en cause le droit de vivre des générations futures.
Dans ces conditions, le rôle de l’environnementaliste au sens strict du terme est de proposer une aide à la décision, afin de défendre au mieux les intérêts de l’environnement, lorsqu’il s’agit de développer un nouveau procès industriel ou de mettre en place une politique de sauvegarde.
De ce point de vue, le discours du scientifique est donc vaguement décevant aux yeux des écologistes : on attend de lui qu’il apporte des réponses à une angoisse fondamentale (dans quel monde vivons-nous ? La planète va-telle exploser ?) et il nous inflige en préalable un discours interminable sur la couche d’ozone ou sur l’essence sans plomb. Avec les environnementalistes et c’est  gage de leur sérieux, on ne sort pas de la cuisine.
Il faut préciser que la simplicité de la politique environnementaliste ne signifie pas qu’elle soit facile à mettre en uvre, car elle se heurte «naturellement» aux intérêts acquis et au laisserfaire industriel. Mais la situation est en train de changer, car le monde industriel s’est aperçu rapidement de l’intérêt de monter dans les voitures de tête du train de l’écologie : du fait de la pression des associations de consommateurs, la protection de l’environnement fera bientôt partie du cycle de production.
Déjà les séminaires se multiplient pour apprendre à devenirun «eco-based competitor» et à transfoimer «les coûts externes de la pression écologique en valeur ajoutée pour obtenir un avantage compétitif». mière. Si on suit cette logique jusqu’au bout, le dernier grand chantier du capitalisme est de réhabiliter la planète, à l’aide de la science et de la technologie, comme veut le faire par exemple la récente «Association française des entreprises pour l’environnement» (créée en mars 1 992), réunissant les plus grands noms de l’industrie, et dont le programme est de concilier à la fois les impératifs de la science, de l’économie et de l’environnement : «L’un des enjeux essentiels des années à venir est de mieux concilier l’aspiration des hommes à bénéficier de conditions de vie toujours meilleures (santé, alimentation, habitat, loisirs, transport, etc), le développement d’une industrie compétitive créant des emplois et des ressources pour le pays, avec l’impérieuse nécessité de préserver le patrimoine
naturel.»

L’ÉCOLOGIE, ENSEMBLE FLOU

Avec les écologistes, au contraire, on sort de la cuisine high-tech pour passer au salon. Ici le souci de l’environnement se double d’un projet politique, social ou philosophique, qui n’est pas toujours en concordance avec le projet scientifique ci-dessus, défini comme appartenant aux environnementalistes (ou écologues, pour les différencier des écologistes).
Les écologues prennent soin de se distinguer des écologistes, en raison de leurs approximations scientifiques, souvent même de leurs erreurs, comme l’a bien montré la dramatisation du cas de l’Amazonie, considérée à tort comme le «poumon de la planète», n existe certes un danger à la deforestation excessive, mais il ne se situe pas
forcément là où le mettent les écologistes. A l’inverse, les écologistes se méfient des écologues, carie rationalisme scientifique, ne l’oublions pas, est à l’origine des
maux dénoncés par l’écologisme.
Le militant ou le sympathisant écologiste est moins sensible à l’observation scientifique qu’à la séduction de la théorie qui lui permet de rassembler une suite de phénomènes en un ensemble convaincant L’exemple du «poumon de la planète» est intéressant car il dépasse largement son objet, qui est apparemment la défense d’un intérêt local, bien éloigné des préoccupations d’un occidental moyen, fût-il écologiste et militant tiers-mondiste. L’Amazonie, en tant que «poumon» fait d’abord
référence à l’atmosphère, devenue tout à coup irrespirable. Elle fait référence aussi à une métaphore bien connue en écologie, celle de l’organisme (l’êtreplanète est un organisme, composé de multiples organes, et l’Amazonie est son poumon). Cette forêt que l’on brûle est un réservoir d’espèces rares, qui vont disparaître à jamais, et cet
appauvrissement est angoissant. Et pourquoi brûle-t-on cette forêt ? Pour créer des pâturages et élever du bétail qui ira, comme le veut l’imagerie saisissante des écologistes, alimenter les usines à hamburgers des sociétés occidentales, et donc favoriser encore une alimentation malsaine. Enfin, il existe au cur de cette forêt des hommes perdus, les Indiens, broyés par la civilisation technicienne, et dont le sort mérite l’indignatioa L’Amazonie rassemble ainsi d’un même mouvement un grand
nombre des préoccupations écologistes, avec pêle mêle la défense de l’opprimé (générosité), celle du végétal contre l’animal (santé), la métaphore géniale du poumon (planète-organisme), et enfin le sens de l’intérêt personnel (si la planète ne respire pas, moi non plus).

Le monde est un village et le sort de l’Amazonie me concerne directement On peut multiplier les exemples de ces glissements métaphoriques qui permettent à l’écologie de juxtaposerles modèles et les concepts les plus hétérogénes dans une joyeuse confusion idéologique. Nom pas que la sciences écologique , au départ, soit elle même avare de modélisations en tous genres et de façon for ancienne, comme l’a fort bien analysé jean-Marc Drouin  dan sont livre Réiventer  la nature, mais elle le fait sur le mode exploratoire habituel a la recherche scientifique: au cours de sa déjà longue histoire, elle utilisé par exemple les modéles du lac de la  montagne, de l’île, qui constituent autant d’écosystèmes passionnants, que les analogies de la collectivité Oa forêt est une société ou une association) ou de l’organisme individuel (d’où vient
par exemple la métaphore du poumon de la terre).
L’écologisme, au contraire, multiplie les amalgames surprenants, ce qui permet de rapprocher des conceptions apparemment éloignées ou historiquement antinomiques. Il est frappant notamment que l’un des conflits majeurs (ou l’un des plus médiatisés) qui ait touché le mouvement écologiste ces dernières années soit l’affaire Brière, du nom de cet écologiste lyonnais de la première heure qui a fait l’unanimité contre lui en faisant des déclarations antisionistes. Pour le non-initié il est
difficile de comprendre le rapport entre la préservation des écosystèmes etl’existence d’Israël, mais il apparaît que cela est évident aux yeux des écologistes, du fait de l’enchaînement des causes et des effets et de l’interconnexion des événements biologiques, sociaux, économiques et politiques. De la même façon l’extrême-droite peut se réclamer de l’écologie pour défendre le mythe de la pureté de la race, et l’extrême gauche s’appuyer sur la théorie des écosystèmes pour renouveler sa lutte contre le
capitalisme. C’est en particulier la position d’Alain Lipietz, porte-parole des Verts, qui fonde son programme économique sur la réduction du temps de travail, seule solution pour casser la machine productive et donc, à terme, sauver l’environnement. On peut aussi bien soutenir la position inverse, comme le font les industriels, et démontrer au contraire que la sauvegarde du milieu est une nouvelle source d’emplois et donc une nouvelle source de plus-values.
Le conflit interne aux mouvements écologistes ne va pas se révéler au niveau des appartenances politiques, mais à un niveau plus profond entre, d’un côté les environnementalistes, et de l’autre côté les adeptes de la «deep Ecology», ou écologie radicale. Les premiers se contentent d’une écologie fondée sur les notions d’écosystème et de biosphère où les concepts-clés sont ceux de la théorie de l’information.
Les seconds veulent sacraliser la nature, au nom d’un nouveau panthéisme qui gagne du terrain. La théorie la plus célèbre de cette écologie radicale est l’«hypothèse Gaïa», selon laquelle la Terre est un être vivant. L’auteur de cette théorie, James Lovelock, travaillait pour la NASA et s’étonnait de la structure de cette petite boule, la planète terre, qui, vue de la lune, n’est plus qu’un aquarium, c’est-à-dire un écosystème.
Il a surtout été étonné de la remarquable stabilité de l’atmosphère terrestre par : rapport à celle des autres planètes, malgré les changements climatiques qui  auraient dû logiquement la modifier. D’où l’idée de l’existence d’un régulateur homéostatique de la vie terrestre, contrôlée par la Terre elle-même. Si cela est vrai, la Terre est un véritable *. être vivant, qui poursuit sa propre stratégie, et l’homme est plus que jamais la partie d’un tout, utilisé par la Terre pour ; réaliser ses objectifs. Il découle de cette hypothèse Gaïa que la Terre est un sujet : de droit : les arbres et les pierres pourraient ainsi intenter un procès aux .
hommes pour défendre leurdroit à l’existence.

LA NATURE, RÉFÉRENCE MOLLE

Insensiblement l’écologie nous entraîne vers un nouveau retour à la nature, non plus la nature des traditions paysannes, mais une nature mystique, romantique et déifiée, n est d’ailleurs difficile de parler de retour, car s’il existe une constante dans la pensée humaine, c’est bien celle de se méfier de la nature. Dans la tradition de la pensée, il faut remonter jusqu’aux Grecs pour trouver une réelle valeur accordée à l’idée de nature. Pour eux, la nature est cosmos, c’est-à-dire ordre et harmonie. Le monde est «plein de dieux» et l’homme doit s être le reflet de cette nature parfaite.
Mais l’idée de cosmos trouvera vite ses détracteurs, avec les Sophistes, qui inaugurent une longue lignée de penseurs tragiques, parmi lesquels on retrouve Lucrèce et son long plaidoyer pour une pensée du désordre et du hasard, comme l’a bien montré Clément : Rossetdans sonlivre V Anti-nature. Dans la lignée philosophique, à la suite de Platon, on retrouve aussi à l’origine cette suspicion envers l’idée de nature : l’effort métaphysique consiste précisément a recherche le royaume des idées éternelles derriére l’ordre ou le désordre apparent de choses.

Par la suite, dans l’histoire des idées, cette tendance anti-naturelle ne fait que s’accentuer. Pour les grandes religions créationnistes, le statut de la nature est ambigu : elle est bonne parce que voulue par Dieu, et elle est mauvaise parce que corrompue par le péché. En raison de cette ambivalence elle est rapidement dévalorisée, et n’est plus que le lieu indifférent où l’homme doit travailler à son salut.
Dans la grande tradition philosophique au sens strict du terme, de Descartes à Hegel, le mépris de la nature est de rigueur. En lutte contre l’obscurantisme et l’animisme médiéval, Descartes est l’un des premiers anti écologistes. Pour Hegel, la nature est l’aliénation de l’esprit : «La nature, l’esprit aliéné, dans son propre être là n’est rien d’autre que cette éternelle aliénation de sa propre subsistance» (Phénoménologie de l’histoire). Ou encore, il précise dans La raison dans l’histoire : «L’homme est nécessairement en relation avec la nature : toute évolution implique que l’esprit se dresse contre la nature et se réfléchisse en lui-même ; elle signifie
une séparation de l’être spirituel qui se rassemble en soi en se dressant contre sa propre immédiateté, qui est justement la nature».
Chez les fondateurs de la pensée politique, comme Machiavel, l’idée de nature ne joue aucun rôle. Sa longue histoire de Florence est pleine de bruit et de fureur, du choc des armes et de manuvres perfides, mais jamais on n’y perçoitle génie des lieux. Jean Giono, qu’on ne peut pas accuser de sentiments inamicaux envers la nature
méridionale, resitue Machiavel dans le contexte paysan de son époque : «n s’intéresse à une aventure considérable, celle de l’homme en train de se servir du globe terrestre comme d’un fruit, celle de l’homme perpétuellement affamé depuis qu’il a acquis les raisons de nostalgie». Certes Machiavel ne parle jamais de la nature, mais il est «logique et précis comme un paysan dans sa vigne». La politique machiavélienne emprunte aussi à l’art du paysan, souligne Jean Giono : «On tue dans chaque
ferme avec simplicité : on organise, on émonde, on abat, on arrache, on tond, on gouverne. Rien n’est plus naturel qu’un seau de sang sur le seuil d’une ferme. Presque toujours c’est un enfant, souvent une petite fille candide qui est chargée de battre ce sang avec un petit balai de bruyére pour qu’il reste fluide puisse faire du bouding”.

Plus près de nous, dans la tradition marxiste, il n’y a pas non plus de nature, mais seulement un environnement humain. La nature est ce qu’un groupe social donné en fait E n’est donc possible de respecter l’équilibre naturel que si l’on construit d’abord un ordre humain juste. Et une société juste inventera des rapports harmonieux avec la nature.
D’une façon générale, toute l’histoire philosophique, politique, esthétique, scientifique s’est constituée contre l’idée de nature. Le retour du naturalisme, et de certaines formes de théologies naturelles, sous couvert de morale et de «contrat» naturel, serait ainsi un refus et même un dégoût de la modernité, comme le souligne Clément Rosset : «La nature est certes louée sans réserve, mais elle est à restaurer (naturalisme conservateur) ou à instaurer (naturalisme révolutionnaire) : seuls le passé et
le futur retiennent l’attention naturaliste, l’existence présente ne figurant qu’un accident passager et malencontreux.»

L’équivoque de l’écologie contemporaine réside en grande partie dans cette présence massive et incontournable de l’idée de nature, dont la diffusion actuelle est à la mesure de l’importance idéologique accordée à l’écologie et à son fantasme de «changement culturel radical».

REPERES BIBLIOGRAPHIQUES

L’Etatde l’environnement, OCDE, 1991
François Dagognet Nature, Vrin, 1990
Pascal Acot, Histoire de l’écologie, PUF,
1988
Michel Serres, Le Contrat naturel,
François Bourin, 1990
Clément Rosset, L’ Anti-nature, PUF,
1973
Pierre Alphandery, Pierre Bitoun, Yves
Dupont, L’Équivoque écologique, La
Découverte, 1991
Jean-Marc Drouin, Réinventer la
nature, Desclée de Brouwer, 1991

Taken from: Peytavin Jean-Louis. L’écologie est-elle naturelle ?. In: Quaderni, n°17, Printemps 1992. Discours de l’écologie. pp. 67-78.
doi : 10.3406/quad.1992.943
http://www.persee.fr/doc/quad_0987-1381_1992_num_17_1_943

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Ecologie

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