Encore un numéro sur la sorcellerie en Afrique ! N’aton pourtant pas déjà tout dit et tout écrit sur le sujet ? Force est de constater que non. La rapidité des changements sociaux, les crises politiques, les guerres et conflits de tous ordres, ainsi qu’une vitalité religieuse jamais démentie, invitent à sans cesse réactualiser notre regard sur la sorcellerie. Ces phénomènes entraînent en effet de nouvelles formes d’accusations, notamment à l’égard des populations les plus vulnérables (les étrangers, les femmes, les personnes âgées, les enfants, les infirmes) provoquant à leur tour de nouvelles cascades de violences. En 2007, Gerrie ter Haar publiait un stimulant ouvrage collectif sur ce thème. Dès l’introduction, elle soulevait la question du sens de la recherche sur un phénomène social qui échappe aujourd’hui en bonne partie aux règles traditionnelles des accusations de sorcellerie et aux processus de régulation des conflits intrafamiliaux ou villageois, au point d’atteindre un niveau de violence et des formes de passage à l’acte inattendus, principalement en milieu urbain, mais pas uniquement. L’auteure soulignait l’intensification des actes de violence (bien que celleci soit difficile à mesurer) et le nombre croissant de morts liés aux accusations de sorcellerie dans de nombreux pays africains. La sorcellerie contemporaine pose ainsi un défi à l’anthropologie, particulièrement en Afrique, tant le brouillage des représentations locales, chrétiennes ou musulmanes, contribue à alimenter le vaste champ de l’imaginaire sorcellaire qui se confond avec le mal, les démons, voire le diable. Toutes ces catégories se retrouvent condensées dans ce seul mot « sorcellerie » qui n’a jamais cessé de faire débat au sein de la discipline anthropologique.[1]Sur la question du mal, en lien avec la sorcellerie, voir Olsen & van Beek (2015).
Il s’agit en effet d’une notion problématique. Ce point a été souligné il y a déjà longtemps (Crick 1979), si bien que rappeler les apories de définition du concept est devenu un passage rituel dans toute introduction sur le thème. La« sorcellerie » est une notion hybride : un concept savant qui prétend traduire, même approximativement, toute une série de termes vernaculaires, du mangu à l’evu en passant par le kindoki, pour ne citer que quelques uns des termes les plus célèbres dans l’histoire de la discipline. Cette traduction dépend en outre grandement du contexte colonial dans lequel elle a été opérée. La sorcellerie est, pour partie aussi, une catégorie mobilisée par les missionnaires ainsi que par la justice coloniale. Son histoire est le fruit d’une série de déplacements de sens et de malentendus plus ou moins productifs (Meyer 1999 ; Bernault 2009). La notion devant autant à l’imaginaire occidental de l’Afrique qu’à la réalité des sociétés locales, ses usages académiques courent toujours le risque de contribuer à reconduire les stéréotypes exotisants à l’égard du continent (Pels 1998). Cependant, le terme « sorcellerie » (tout comme ses équivalents anglais, witchcraft et sorcery) a depuis longtemps fait l’objet d’une réappropriation en Afrique, si bien qu’il est aujourd’hui couramment utilisé dans les conversations ordinaires et dans les médias. D’autres vocables appartenant au même champ sémantique, tels que « fétichisme », « crime rituel » ou « satanisme », font eux aussi l’objet d’usages de plus en plus globalisés. S’étendant à la fois dans l’espace et dans le temps, ces circulations linguistiques rendent la situation d’autant plus inextricable.
La notion de sorcellerie a nourri plus d’un siècle de controverses termino- logiques en anthropologie : depuis les discussions autour de la distinction entre witchcraft (pouvoir maléfique inhérent à la personne) et sorcery (sorcellerie instrumentale) proposée par Evans-Pritchard (1937), auteur qui reste une référence incontournable, jusqu’au récent débat à propos de la notion d’« occulte » (Ranger 2007 ; ter Haar & Ellis 2009 ; Meyer 2009). Les discussions autour de termes aussi polysémiques que « spirituel » ou « mystique » sont l’occasion de questionner le grand partage entre religion, magie et sorcellerie (Ellis & ter Haar 2004). De ce casse-tête définitionnel, il ressort que la sorcellerie serait une notion élusive au point d’échapper à toutes les tentatives de caté- gorisation, car elle se situerait « au-delà de toute raison » (Kapferer 2002), du fait même qu’elle évoquerait la part la plus insaisissable de la socialité humaine (Bubandt 2014). Il ne faut de toute façon pas y chercher un système de pensée ou une cosmologie cohérente et unifiée. La sorcellerie n’est pas affaire de métaphysique. Notion polythétique par excellence, elle renvoie plutôt à un faisceau de représentations hybrides, souvent incertaines et en constante évolution, qui traduisent des sentiments d’injustice et d’insécurité au quotidien.
C’est pourquoi nous privilégions ici une approche situationnelle du phé- nomène. Il faut penser la sorcellerie en situation, en suivant pas à pas les actes d’énonciation. S’agit-il de confidences intimes ou de vagues rumeurs ? De ragots insidieux ou d’accusations frontales ? La sorcellerie apparaît-elle au milieu du sermon d’un pasteur, dans un verdict de justice, au détour d’un diagnostic psychiatrique ou dans un article de presse ? Nous ne cherchons pas tant à définir ce que la sorcellerie serait par essence, ni à trancher ce qui en serait ou n’en serait pas, mais plutôt à nous montrer attentifs aux opérations de qualification par les acteurs eux-mêmes. La sorcellerie ne saurait cependant être réduite au seul registre du discours ; elle renvoie également à des actes, souvent violents (par exemple des rituels de délivrance ou des lynchages), ainsi qu’à des affects (les tourments du corps et de l’esprit). Une telle approche situationnelle nous conduit à mettre l’accent sur la très grande ambiguïté de la sorcellerie. Lorsqu’elle se niche au cœur de la parenté, la sorcellerie trahit l’ambivalence des relations familiales, à la fois vitales et mortifères. De même, le jeu des accusations et contre-accusations entraîne une constante réversibilité des positions (puisqu’on est toujours le sorcier de quelqu’un d’autre), ce qui entretient la confusion quant au statut de « victime » (des victimes de sorcellerie aux présumés sorciers victimes d’accusations et parfois de représailles). Enfin, la qualification du phénomène reste souvent incertaine et controversée : ce qui, pour certains, sera perçu comme de la sorcellerie, apparaîtra aux yeux d’autres personnes comme un meurtre crapuleux, une escroquerie, un complot politique, un syndrome psychosomatique, une fausse rumeur ou même une forme de magie légitime.
Des institutions face à la sorcellerie
Le dernier numéro des Cahiers d’Études africaines consacré à la sorcel- lerie remonte à tout juste dix ans. Dans leur introduction, Christine Henry et Emmanuelle Kadya Tall (2008) mettaient en exergue « la sorcellerie envers et contre tous ». Il s’agissait avant tout, pour ces auteurs, de critiquer le courant
« sorcellerie et modernité », devenu le paradigme dominant en anthropologie au cours de la décennie précédente. Selon ses tenants, la sorcellerie africaine contemporaine doit être replacée dans l’histoire d’une modernité coloniale et postcoloniale constituée par des flux socioculturels globalisés. Non seule- ment la sorcellerie s’épanouit dans les contextes les plus modernes, mais elle concerne, en réalité, la modernité elle-même : les discours sur la sorcellerie constitueraient une sorte de « métacommentaire à propos du projet profondément ambivalent de la modernité » tel qu’il est pensé et vécu par les Africains (Sanders 2003 : 339). Henry et Tall reprochent notamment à ce paradigme de produire une historiographie tronquée pour mettre en avant sa propre nou- veauté et sa tendance à faire comme si les travaux sur la sorcellerie avaient connu une soudaine résurgence au milieu des années 1990 après une longue période de sommeil, au prix d’une oblitération des apports de l’anthropologie africaniste française, notamment l’important travail de Marc Augé (1975) et de plusieurs de ses collègues et élèves. À l’opposé de lectures jugées trop globalisantes et réductrices, Henry et Tall prônent une approche au plus près des enjeux sociopolitiques locaux pour donner à voir les nuances de contexte et les processus au travail dans des sociétés parfois très différentes. Ces deux approches, qui passent par des changements d’échelle ou de focale, ne sont pas fondamentalement incompatibles. En effet, la relocalisation des enjeux sociaux et politiques conduit à des approches qui éclairent désormais les scènes nationales par une globalité transnationale et comparative.
Depuis la parution de ce numéro en 2008, le rythme des publications sur la sorcellerie en Afrique n’a pas ralenti, en langue française comme en langue anglaise. En dépit des approches critiques qui prônent de se défaire définitivement du concept, la sorcellerie reste une préoccupation très pré- sente en Afrique, y compris dans le champ académique.[2]Comme en atteste le nombre conséquent de livres écrits sur le sujet par des auteurs d’origine africaine
La sorcellerie n’a cependant jamais été l’apanage de ce seul continent. C’est pourquoi il faut la dés-africaniser. C’est d’ailleurs l’un des mérites du courant « sorcellerie et modernité » : en pensant le phénomène à partir de processus globaux (la modernité, le capitalisme néo-libéral, la mondialisation, le fait urbain), il élar- git d’emblée les points de vue au-delà de l’Afrique. Comme le rappelle Peter Geschiere (2017 : 163), « la sorcellerie n’est pas une particularité africaine mais une lutte aux prises avec des problèmes humains fondamentaux ». On ne peut dès lors que se réjouir du retour des travaux comparatistes qui mettent en regard la sorcellerie en Afrique avec d’autres continents, qu’il s’agisse des Amériques noires (Parés & Sansi 2011), de l’Europe et de l’Amérique du Nord (La Fontaine 2016) ou de la Mélanésie (Rio, MacCarthy & Blanes 2017), ou bien ceux qui ouvrent la comparaison à la fois dans l’espace et dans le temps, comme l’ambitieux ouvrage de Geschiere (2013)[3]La grande vitalité des travaux des historiens sur la sorcellerie en Europe et en Amérique du Nord invite en outre à poursuivre le dialogue entre histoire et anthropologie sur le sujet
La fécondité du champ des travaux sur la sorcellerie, en Afrique mais également au-delà, ne s’est pas démentie au cours de la dernière décennie. Ce dossier thématique offre une approche originale sur le sujet : il s’intéresse à la manière dont différentes institutions font face à la sorcellerie. Il est l’aboutis- sement de plusieurs années de recherches collectives, menées entre 2012 et 2016 au sein du programme « L’État et les institutions face à la sorcellerie dans l’Afrique contemporaine. Violence, justice et droits de l’homme », financé par l’Agence nationale de la recherche. Les recherches visaient à analyser les dynamiques sociales de la parole accusatrice et l’escalade des violences dans plusieurs cadres institutionnels (justice, police, églises, entreprises…) en posant explicitement la question des droits de l’Homme.[4]Les travaux menés dans le cadre de ce programme ont donné lieu à une première publication collective, Penser la sorcellerie en Afrique, sous la direction de S. FancellO (2015).
Dans quelles mesures les prétentions universalistes émanant de l’Occident sont-elles transposables en Afrique, dans le domaine de la justice par exemple ? Faire leur place aux institutions dans les affaires de sorcellerie, c’est prendre acte de la persistance du recours aux modes de régulation traditionnelle de la violence, mais aussi du poids des législations nationales héritées du régime colonial en matière de justice pénale, ou encore du rôle grandissant des instances internationales en charge de juger les crimes contre l’humanité.
La question de la violence est devenue un thème incontournable dans les travaux récents sur la sorcellerie (Ashforth 2005 ; Martinelli & Bouju 2012). Cela témoigne de la dérégulation grandissante de la parole accusatoire et des procédures de contre-sorcellerie. L’institution judiciaire, les organisations non gouvernementales, les églises de la mouvance évangélique ou encore les médias ont alors émergé comme des acteurs de premier plan lorsqu’il est question de sorcellerie. En prétendant lutter contre la sorcellerie, leurs inter- ventions ont souvent pour effet paradoxal de la rendre encore plus omniprésente et donc d’alimenter les peurs collectives. Dans ce contexte, la question de la responsabilité morale des chercheurs (et les dilemmes éthiques qui l’accompagnent) se pose de manière encore plus aigüe quand ils se trouvent confrontés aux « anthropologies » de certains juges, policiers, députés, médecins, pasteurs, prêtres et hommes politiques, qui ne mettent pas en doute la parole accusatrice et encore moins l’existence des sorciers. Comment une anthropologie critique et réflexive peutelle s’y prendre pour éviter à la fois l’écueil du relativisme culturel et moral et celui de l’ethnocentrisme au principe de tout jugement de valeur ?
À partir de terrains parfois très éloignés, les auteurs examinent comment différentes institutions se positionnent vis à vis de la sorcellerie. En effet, celle-ci n’est pas seulement une affaire privée qui se joue dans l’intimité des familles, elle est aussi devenue une affaire publique qui concerne les institu- tions jusqu’au cœur même de l’État. Ces dernières peuvent alors se trouver prises dans le cercle mortifère des rumeurs, accusations et violences, quand elles n’y participent pas elles mêmes. Cette situation n’est certes pas nouvelle. Comme nous l’avons rappelé, la notion hybride de sorcellerie est elle-même le produit historique d’une confrontation des institutions coloniales avec tout un ensemble de pratiques et de représentations locales.
Confrontées à la sorcellerie, les institutions l’appréhendent à partir de logiques qui leur sont propres : elles la jugent d’après les normes, les codes et
les valeurs qui régissent leur fonctionnement et elles en parlent dans une langue et selon un vocabulaire toujours spécifiques. Dans un prêche pentecôtiste, la sorcellerie sera par exemple retraduite dans les termes de la démonologie. Dans un code pénal, elle deviendra une forme de charlatanisme. Les institutions et la sorcellerie ne se situent cependant pas dans un rapport d’extériorité. Il s’agit souvent plutôt d’un rapport de constitution réciproque : les deux parties ne sortent pas indemnes de leur confrontation, mais en sont profondément transformées. Cette confrontation ne doit en outre pas être conçue sur le mode unique de l’affrontement, de l’exclusion ou du « confinement » (Ciekawy & Geschiere 1998). Elle prend parfois également la forme d’une participation plus ambiguë, les institutions pouvant par exemple être contaminées par la sorcellerie ou bien instrumentaliser sa dénonciation à des fins stratégiques. Comme nous le verrons, la sorcellerie est ainsi produite et reproduite par des logiques institutionnelles.
La sorcellerie au prétoire
Les contributions réunies dans ce numéro s’intéressent à des institutions de divers ordres. Un premier ensemble porte sur la justice, institution centrale de l’État s’il en est. Il nous a semblé pertinent d’ouvrir le numéro avec elles en raison du rôle historique de l’institution judiciaire dans la définition de la catégorie « sorcellerie », mais aussi pour faire écho à toute une série de travaux récents consacrés au traitement judiciaire des affaires de sorcellerie dans l’Afrique contemporaine, [5]Voir, par exemple, l’ensemble des contributions rassemblées par É. de ROsny (2006) ou le travail d’A. cimpRic (2012) et de B. maRtinelli (2012, 2015). dans la lignée des travaux menés par Fisiy & Geschiere (1990). Les cinq articles de cet ensemble thématique s’enchaînent selon une progression qui va du passé vers le présent et du local vers le global. Dans sa contribution, Franck Beuvier revient sur la définition de la sorcellerie dans la législation coloniale au Cameroun sous mandat français. Il met en lumière les ambiguïtés de cette législation qui fait voisiner la sorcellerie et la magie, le « sorcier » et le « féticheur », en les regroupant sous la rubrique du « charlatanisme ». À partir d’un travail sur les archives des juridictions indigènes en pays bamiléké, il montre cependant que la sorcellerie reste « insaisissable » : les affaires de sorcellerie échappent en bonne partie aux juridictions instituées par l’État et font l’objet d’un traitement plus clandestin par la justice villageoise au sein de la chefferie. Bien que la justice coloniale en ait fait son affaire, la sorcellerie, ses réalités et ses enjeux au niveau local lui restent largement étrangers.
Les contributions suivantes portent davantage sur l’Afrique contemporaine. Éric Jolly examine une affaire de sorcellerie en pays dogon au Mali. L’identité de la personne accusée une commerçante au caractère bien trempé et qui tient tête aux hommes est typique de la sorcellerie villa- geoise, prise dans les rapports de force et de pouvoir au niveau local. L’affaire s’envenime, suscite l’intervention de la police et aboutit au tribunal, chose assez rare dans la région. Au prétoire, l’affaire se dégonfle et la suspecte est rapidement innocentée. Bien que les suspicions continuent de circuler au sein du village, la qualification sorcellaire n’a pas été reprise par l’institution judiciaire qui lui est restée étanche.
L’article d’André Mary porte lui aussi sur une affaire qui parvient jusqu’au tribunal, puis rebondit lorsque l’auteur reconnu et condamné pour viol accuse un homme politique de lui avoir « passé commande ». Après un retour sur l’enjeu de l’imputation de la responsabilité criminelle au sein de l’anthropo- logie d’inspiration durkheimienne, Mary se penche sur cette affaire qualifiée de « crime rituel » qui a enflammé la scène judiciaire, politique et médiatique du Gabon au début des années 2010. L’affaire scandalise l’opinion publique et remonte jusqu’aux plus hautes sphères de l’État. L’immunité du sénateur est levée et il se retrouve incarcéré. Mary montre que tout le montage de l’affaire repose sur le principe d’une « double scène » : un crime sexuel devient « rituel » lorsque l’auteur du meurtre dénonce après coup un supposé commanditaire. La dénonciation médiatique des crimes rituels est devenue une arme dans l’arène politique gabonaise.
Bien que la justice ait innocenté les accusés, les affaires étudiées par Jolly et Mary s’avèrent en réalité très différentes. Tandis que la première ne dépasse guère le cadre villageois, la seconde prend une ampleur nationale, car c’est tout le système politique et juridique qui est mis en accusation. Plus encore que l’institution judiciaire, les médias jouent un rôle essentiel dans cette dynamique accusatoire : ils contribuent à transformer un fait divers en un scandale public. Dans d’autres cas, les médias ont été les relais actifs de rumeurs de sorcellerie qui ont donné lieu à des accusations publiques et à de violents lynchages (Bonhomme 2009 ; Bonhomme & Bondaz 2017). Plusieurs autres contributions du numéro soulignent l’importance prise par la presse dans les histoires de sorcellerie (par exemple celles d’Argyriadis, de Bonhomme & Gabail et de Ceriana Mayneri). En donnant une audience sans précédent à ces affaires et en façonnant la perception que le public peut en avoir, les médias participent activement à l’intensification des violences liées aux accusations de sorcellerie. Bref, la sorcellerie est désormais passée à l’ère des médias.
La contribution de Gervais Ngovon a le grand intérêt de nous donner le point de vue très critique d’un juriste centrafricain sur le traitement judiciaire des affaires de sorcellerie. Il dénonce le « populisme pénal » qui conduit à mettre les nganga au centre des procès en les faisant participer à l’établissement de la preuve. Cette collaboration des devins-guérisseurs avec la justice se fait au nom d’une critique de l’ethnocentrisme de l’idéologie juridique coloniale et participe de la volonté de promouvoir un droit africain capable de prendre en compte les cosmologies locales. Défendue tant par des juristes européens qu’africains, cette position culturaliste s’appuie en outre sur la promotion officielle des « savoirs locaux » par des institutions internationales telles que l’Oms et l’unescO. Ngovon pointe cependant le danger qu’il y a à considérer toute « croyance » comme une forme de « connaissance » mobilisable pour établir la preuve au sens pénal. Il dénonce également le cynisme de certains magistrats pour lesquels la condamnation des personnes accusées de sorcellerie serait une concession de l’État de droit au maintien de l’ordre social.
Par rapport aux précédentes contributions qui se situent plutôt dans un cadre national, l’article d’Élisabeth Claverie offre une perspective originale en s’intéressant à la justice internationale. À partir d’une enquête menée au sein de la Cour pénale internationale à La Haye, elle examine comment le tribunal tente tant bien que mal de faire face à l’irruption des « fétiches » dans les récits à la barre des témoins et des accusés, lors du procès contre des chefs de guerre en République démocratique du Congo. On sait l’importance qu’ont pu revêtir les magies guerrières dans certains conflits récents (Ellis 2000). Mais, dans l’espace du prétoire, magistrats et avocats ont d’autant plus de mal à cerner ce dont il s’agit que les protagonistes eux-mêmes entretiennent un rapport ambivalent à l’égard de ces fétiches qu’ils considèrent tantôt comme des « médicaments », tantôt comme de la « sorcellerie ». Claverie montre ainsi comment les débats contradictoires à propos du pouvoir des fétiches orientent ou plutôt désorientent le cours du procès.
La sorcellerie au delà des frontières
Les institutions internationales sont elles aussi interpellées par la sorcellerie : l’Oms, l’unescO, la cpi et toute une myriade d’organisations non gouvernementales. [6]Gervais Ngovon mentionne, par exemple, le rôle d’une ONG danoise qui développe en Centrafrique un programme de « promotion des droits humains et de lutte contre les violences liées aux … Continue reading
Cette prise en charge internationale manifeste le fait que la sorcellerie est aujourd’hui perçue comme un phénomène « global », transfrontalier et trans- national (ter Haar 2007 ; Sabar 2010). En effet, les suspicions, les accusations et le sentiment d’une emprise sorcellaire ne sont pas nécessairement attachés à des contextes locaux ; ils accompagnent également les migrations au sein du continent africain et vers l’Europe. Cette globalisation de la sorcellerie est au cœur de plusieurs autres contributions du numéro qui analysent plus par- ticulièrement les voies par lesquelles la sorcellerie voyage hors des frontières nationales pour se relocaliser au sein de communautés de migrants (Gusman, Taliani) ou face à des institutions européennes (Beneduce) ou internationales (Claverie). Les institutions en charge des réfugiés et des demandeurs d’asile (comme le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) se trouvent alors confrontées à des représentations de la sorcellerie qui leur échappent.
C’est ce qu’analyse Roberto Beneduce lorsqu’il met en lumière l’attitude de soupçon généralisé des institutions italiennes chargées d’examiner les demandes d’asile à l’égard de la parole des demandeurs. Reformulés dans le vocabulaire juridique des conventions internationales, passés au crible du vrai et du faux, du crédible et de l’invraisemblable, les récits évoquant une menace sorcellaire sont systématiquement disqualifiés et aboutissent au rejet de la demande d’asile. L’expérience de la sorcellerie s’avère donc en bonne partie « intraduisible » dans le langage des institutions d’accueil. Alessandro Gusman qui s’intéresse aux réfugiés congolais en Ouganda décrit un phénomène inverse. Ces réfugiés congolais en quête d’entraide arrivent dans les assemblées pentecôtistes de Kampala, sans réelles perspectives. Confrontés à l’opacité des procédures bureaucratiques de relocalisation et à des institutions sur lesquelles ils n’ont aucune prise, qu’il s’agisse du Haut- Commissariat des Nations unies pour les réfugiés ou des structures mises en place par l’État ougandais, ces réfugiés en proie à une extrême incertitude pensent leur situation dans le langage de la malédiction et de la sorcellerie : leur condition est interprétée en des termes bibliques comme une traversée du désert tandis que leur relocalisation en Europe ou en Amérique du Nord est attendue comme un miracle qui n’arrive jamais.
Les migrants ne connaissent pas un meilleur sort en Europe. Simona Taliani évoque le cas de Nigérianes ayant migré en Italie où elles se voient contraintes de se prostituer au profit de « madames » : ces migrantes se retrouvent sous la dépendance de la maquerelle après avoir prêté un serment rituel associé à la fabrication d’un objet-fétiche, afin de les obliger à rembourser la soidisant « dette » de leur voyage. Taliani recueille la parole de ces jeunes femmes dans les divers contextes institutionnels où elle les a rencontrées : des centres d’accueil aux consultations psychiatriques en passant par les services sociaux et les salles de tribunal. Elle prête une attention particulière à la façon dont leur parole trahit l’effroi ou, au contraire, une progressive et salutaire prise de distance face à cette emprise occulte.
Si aucune contribution ne porte spécifiquement sur les institutions de santé, les articles de Taliani et Beneduce pointent l’importance des expertises médicales, psychiatriques ou psychologiques dans la prise en compte des peurs liées à la sorcellerie. Le vocabulaire de la médecine et de la psychiatrie reste une référence centrale pour penser ce type de phénomène. Pendant longtemps, il a été courant, y compris en anthropologie, d’appréhender tout ce qui avait trait à la magie, la religion et la sorcellerie à travers le prisme de la maladie mentale (la possession et le chamanisme en offrent de parfaits exemples). Même si ce genre d’approche a fait l’objet de critiques déjà anciennes au sein de la discipline, la tendance à la psycho-pathologisation des faits magico-religieux reste bien ancrée en dehors des sciences sociales. Voir dans la sorcellerie un délire de persécution, de la paranoïa ou une forme d’hystérie collective est une façon de la disqualifier ou, en tout cas, de la requalifier autrement. Il existe par ailleurs toute une littérature consacrée aux relations entre les institutions de santé et les spécialistes rituels de la guérison et de la lutte contre la sorcellerie, que ces relations soient faites de concurrence et de méfiance réciproque ou, au contraire, de collaboration et de circulation de pratiques et de savoirs. Les institutions internationales sont là encore partie prenante de ce processus, comme en témoigne la promotion de la médecine traditionnelle par l’Oms et l’unescO, qui a conduit à ériger les guérisseurs en « tradipraticiens de santé ».[7]Voir à ce sujet les analyses de Beneduce (2011) sur la bureaucratisation et la profession- nalisation de la médecine traditionnelle, ainsi que D. Fassin & É. Fassin (1988) et FancellO (2015, … Continue reading
Les reconfigurations de la sorcellerie dans le champ religieux
Depuis l’époque coloniale, les façons de penser la sorcellerie et d’en parler ont été profondément retravaillées par les institutions religieuses : les Églises missionnaires, mais aussi les prophétismes noirs et les Églises indépendantes africaines. [8]La situation est quelque peu différente dans les pays islamisés (HenRy & tall 2008 : 18-22).
La contribution des Églises prophétiques et pentecôtistes à l’accélération des accusations de sorcellerie a déjà fait l’objet de nombreux travaux. Sans doute plus encore que les autres, les Églises de la mouvance pentecôtiste ont fait de la lutte contre la sorcellerie une stratégie de conversion. Cette rhétorique de la dénonciation passe par l’accusation à peine euphémisée de membres de la famille au cours de prédications publiques ou de consultations privées. Dans ce milieu, la souffrance sociale et les conflits intrafamiliaux sont immédiatement reformulés pour être attribués au démon ou à la sorcellerie ancestrale.
Plusieurs contributions mettent l’accent sur le rôle joué par les institutions religieuses, qu’il s’agisse de la prise en charge des réfugiés congolais en Ouganda (Gusman), d’enfants accusés de sorcellerie (Quaretta), de transes en milieu scolaire au Tchad (Ceriana Mayneri) ou de la spectacularisation des scènes collectives de délivrance et d’exorcisme (Fancello). L’intervention des acteurs religieux dans le diagnostic et la prise en charge de certaines catégories d’individus vulnérables traduit l’ambivalence d’institutions prétendant lutter contre la sorcellerie en la détectant partout et en y voyant la cause de tous les maux. Les pasteurs de ces Églises participent eux-mêmes au diagnostic de sorcellerie chez les personnes qu’ils se proposent ensuite de délivrer. Ce faisant, ils alimentent à leur tour l’imaginaire d’une menace sorcellaire omni- présente et entretiennent un vaste marché de la guérison.
Cette ambivalence des institutions religieuses se retrouve dans l’Église orthodoxe éthiopienne au sein de laquelle Siena de Ménonville s’intéresse à une catégorie de spécialistes rituels les debtera qui exercent à la marge de l’institution. En effet, leurs pratiques talismaniques permettent de prendre en charge des affects comme la jalousie, le désir et l’envie qui, parce qu’ils sont associés au désordre des corps et des esprits, sont jugés socialement répréhensibles par l’orthodoxie religieuse qui entretient plutôt un idéal de pureté à travers le jeûne et l’abstinence. Comme pour les Églises de la mouvance évangélique, le statut ambivalent des debtera au sein de l’Église orthodoxe, mais aussi plus largement de la société éthiopienne (certains jugeant que leur activité relève de la magie maléfique), traduit des intérêts contradictoires entre les principes affichés de l’Église et son offre de guérison.
Offrant un contrepoint à l’intérieur de ce dossier consacré à l’Afrique, Kali Argyriadis nous emmène à Veracruz, au Mexique, où la dévotion à la Santa Muerte est au cœur d’une lutte anti-sorcière. En pleine expansion depuis les années 1990, ces pratiques religieuses sont fortement stigmatisées par l’Église catholique, l’État et les médias. Associée au satanisme, mais aussi au narcotrafic, la dévotion à la Santa Muerte est accusée de nourrir la sorcellerie et la violence criminelle. La dénonciation de cette supposée « narcosorcellerie » sert à justifier une répression brutale : destruction de chapelles par l’armée, cérémonies publiques d’exorcisme pour lutter contre le narcosatanisme. Cet exemple partage bien des points communs avec les processus à l’œuvre sur le continent africain notamment en montrant comment la dénonciation et l’instrumentalisation politique de la menace sorcellaire alimente en retour la violence, souvent bien plus réelle, de la contresorcellerie.
L’école, les services municipaux, le sport
Si la justice et les Églises étaient des thèmes qui s’imposaient pour ce dossier, d’autres contributions portent sur des institutions sans doute moins attendues, tels que l’école, les institutions en charge de la protection de l’enfance, les services municipaux ou encore les institutions sportives. Edoardo Quaretta s’intéresse ainsi aux « enfants-sorciers » à Lubumbashi en République démocratique du Congo. Ce phénomène ne résulte pas uniquement d’accusations à l’intérieur des familles, mais est également le produit de logiques institutionnelles. L’auteur pointe le rôle des institutions religieuses (les Églises pentecôtistes et la congrégation des Salésiens), mais aussi des services de l’État en charge de la protection de l’enfance. Il observe par exemple une porosité entre les discours des pasteurs et ceux des assistants sociaux. L’auteur montre également comment les pouvoirs publics se sont approprié le langage de la sorcellerie pour mener une politique répressive à l’égard des enfants des rues.
L’article d’Andrea Ceriana Mayneri est, lui aussi, consacré aux enfants et, plus particulièrement, à l’institution scolaire. Il porte sur de mystérieuses épidémies de transe survenues au sein d’écoles au Tchad (mais le phénomène a également touché de nombreux autres pays du continent). L’auteur décrit l’intervention des services administratifs, des autorités locales ou nationales et des institutions religieuses (tant musulmanes que chrétiennes) qui se mobilisent pour tenter d’expliquer ces transes et y mettre un terme. Aucun consensus ne parvient cependant à se dégager. Pour certains, il s’agirait d’hystérie collective ; pour d’autres, les transes seraient dues à un esprit maléfique. Dans cette affaire, l’expérience et la parole des victimes (le plus souvent des jeunes filles) n’ont toutefois jamais vraiment été prises en compte, mais ont été d’emblée disqualifiées par les institutions.
Dans sa contribution, Émilie Guitard examine la manière dont les services de collecte des ordures dans deux villes du nord du Cameroun se trouvent confrontés à la sorcellerie. Celleci a en effet à voir avec les détritus et la souillure, qu’il s’agisse de récupérer les déchets intimes de certaines per- sonnes à des fins maléfiques ou d’accomplir des rituels sur les tas d’ordures. Guitard retrace les changements de place et de statut des ordures dans les espaces domestique et public depuis l’époque précoloniale. Alors que le tas d’ordures était autrefois un symbole public du pouvoir de la chefferie, les détritus qui envahissent la ville posent aujourd’hui un grave problème de gestion municipale. Cette dernière a été récemment déléguée à une entreprise privée qui entend débarrasser la ville de ses déchets de manière « moderne et scientifique ». Toutes sortes d’histoires occultes continuent cependant de circuler à propos des tas d’ordures. À travers ces discours transparaissent des inquiétudes concernant le pouvoir municipal, la privatisation des services publics ou encore les conditions de travail des éboueurs9.[9]Sur l’irruption de la sorcellerie au sein de l’entreprise, voir également ngOuFlO (2015).
Julien Bonhomme et Laurent Gabail s’intéressent quant à eux à la relation entre sport, magie et sorcellerie en examinant le rôle de la « préparation mystique » dans la lutte sénégalaise, véritable sport national. Loin d’être clandestin, le recours à la magie est autorisé par le règlement officiel, qui cherche seulement à l’encadrer. Il s’agit d’une concession de l’institution sportive à la tradition, mais aussi au spectacle, la préparation mystique des lutteurs étant mise en scène de manière ostentatoire dans l’arène avant le combat. Bien qu’elle soit dirigée contre l’adversaire, la magie sportive n’est généralement pas perçue comme de la sorcellerie, mais plutôt comme une forme de violence légitime. Il arrive néanmoins qu’elle suscite la réprobation quand elle transgresse trop frontalement les normes religieuses ou qu’elle déborde hors de l’arène.
Les chercheurs face à la sorcellerie
« Face à » et plus seulement « pris dedans » pour mieux comprendre, la posture des chercheurs se trouve elle aussi revisitée. Tous sont « affectés » par leur confrontation avec les diverses formes de violences associées aux accusations, les procédures de dénonciation ou de lutte contre la sorcellerie ; mais très peu font de cette implication émotionnelle une « opération de connaissance », comme le recommandait Jeanne Favret-Saada (1990), ou un devoir de responsabilité. Pour Gerrie ter Haar (2007), l’approche sociologique ou anthropologique limite trop souvent la prise en compte des enjeux moraux et éthiques que soulèvent ces affaires. Elle invite dès lors les chercheurs à faire face aux réponses que les dispositifs judiciaires, thérapeutiques et religieux apportent aux individus et aux familles en souffrance aussi bien qu’aux attentes collectives de justice. Les réactions d’indignation des opinions publiques et la mobilisation de l’éthique des droits de l’Homme face à des situations de lynchage ou à la mort d’enfants « délivrés » du mal, aussi bien en Afrique qu’en Europe, ne permettent plus de s’en tenir à une lecture « culturaliste » ou, au contraire, à la dénonciation du recul des traditions locales, pour rendre compte de ces phénomènes. Confrontés à ces affaires, les chercheurs ont une responsabilité d’acteurs et sont interpelés, comme les juges et les médecins, par ces processus de pénalisation et de médicalisation, sinon de politisation de la sorcellerie.
Plusieurs contributions abordent ici les difficultés à tenir une posture d’observation à bonne distance face à la mobilisation des catégories de la sorcellerie et aux violences qu’elles suscitent. Ces dilemmes sont encore exacerbés lorsque l’anthropologue se trouve placé en position d’« expert », par exemple lorsqu’il est mobilisé pour mener des consultations d’ethnopsychiatrie en appui d’une demande d’asile (Beneduce). Simona Taliani s’interroge sur le positionnement de l’anthropologue qui recueille la parole des migrants et sur la responsabilité morale qui lui incombe, ainsi que sur les risques d’une telle implication face au relativisme ou à l’essentialisation des discours10.[10]Voir par exemple le rapport d’A. cimpRic (2010) pour l’UNICEF sur les enfants accusés de sorcellerie ou celui d’A. ceRiana mayneRi et lejaRd (2013) sur les enfants de la rue à Bangui pour le … Continue reading
Cette inquiétude est partagée par ceux d’entre nous qui ont déjà été sollicités à titre d’expert pour se prononcer sur la véracité des récits de demandeurs d’asile en provenance d’Afrique, faisant état, par exemple, de violences à l’égard des homosexuels et livrant un récit de persécutions que l’anthropologue est invité à évaluer au risque de commettre une injustice.
La situation n’est pas plus confortable pour nos collègues africains amenés à s’exprimer dans leur propre pays sur les violences liées à la sorcellerie, un problème que rencontrent beaucoup plus rarement les spécialistes de l’Afrique en Europe. Joseph Tonda, qui a maintes fois répondu aux demandes de la presse, témoigne des difficultés à s’exprimer sur la sorcellerie et les « crimes rituels » qui défraient l’actualité au Gabon11.[11]« L’anthropologue face aux médias et aux politiques sur les affaires de crimes rituels », Colloque international « Face à la sorcellerie », ANR EInSA, IMAFIIACLAS, Paris, le 15 juin 2016. Alors que ces crimes renvoient à l’origine du pouvoir politique dans ce pays, l’anthropologue sollicité par la presse se voit mis en demeure d’expliquer le sens de ces violences, quitte à se mettre lui-même en difficulté vis à vis des puissants. Qualifier les crimes rituels « d’assassinats » et déclarer que « les hommes politiques doivent répondre de leurs actes devant les tribunaux » traduit une posture éthique assumée, mais qui n’est pas sans danger12.[12]MTB, « Le regard d’un sociologue et anthropologue : le Pr Joseph Tonda : “un phénomène lié au problème politique” », L’Union, 10 mai 2013, p. 4. Comme l’avait déjà souligné J.-B. Ngouflo (2015), la parole scientifique et rationaliste face à la croyance en la sorcellerie n’est pas aisée : lorsque Joseph Tonda déclare qu’« il faut diffuser du savoir, il faut dire que ce phénomène relève de l’irrationnel et qu’il faut tourner le dos à l’irrationnel pour en finir avec les crimes rituels »13,[13]« Joseph Tonda sur RFI : “Il faut tourner le dos à l’irrationnel pour en finir avec les crimes rituels” », 29 juin 2013, <http://www.rfi.fr/afrique/20130629-joseph-tonda-rfi-il-faut- … Continue reading
il entre de plain-pied dans un débat polémique : la croyance en la sorcelle- rie opposée au discours scientifique, cette « violence épistémologique » qui émerge de la rencontre et, désormais, de la coexistence, de plusieurs schémas explicatifs. Cette violence s’immisce également dans la démarche ethnogra- phique. Andrea Ceriana Mayneri (2014 : 27) a qualifié de « “provocation” la relation épistémologique qui s’instaure entre les disciplines scientifiques et le schème interprétatif de la sorcellerie sur le terrain équatorial », au point que l’anthropologue, doté de ses cahiers et de son matériel d’enregistrement, symboles de la scientificité de sa démarche, se voit menacé à son tour par les pouvoirs sorciers d’un accusé. Ce clivage instauré très tôt, dans le contexte de l’émergence des États-nations africains, a contribué à ériger la science du côté du développement tandis que les guérisseurs étaient relégués du côté de l’occulte. Dans le contexte du Mozambique postsocialiste où les anthropo- logues étaient considérés comme des représentants de la science coloniale, l’héritage impérialiste de cette subordination des guérisseurs complique la rencontre ethnographique. Ainsi, Harry West, craignant que chacune de ses rencontres avec le guérisseur Kalamatatu ne soit placée sous le signe de la méfiance, a été amené à adapter son approche (West 2007 : 9) au point de faire peut-être un peu trop de concessions à la pensée sorcellaire.
La même méfiance parfois réciproque marque l’enquête ethnogra- phique dans le champ religieux. Si l’anthropologue non converti peut avoir quelques difficultés d’insertion, l’analyse des pratiques et de la rhétorique de la lutte contre la sorcellerie est plutôt mal accueillie par les pasteurs, prêtresexorcistes et autres guérisseurs citadins. La responsabilité de ces acteurs, spécialistes de la guérison et de la contresorcellerie, dans l’accéléra- tion des violences sociales liées à la parole accusatrice, qu’ils formulent parfois eux-mêmes par leurs diagnostics, interpelle également les anthropologues. La violence réelle ou symbolique des traitements infligés aux corps « possédés » par les nganga ou au cours de séances de délivrance nous oblige à interroger les limites du relativisme culturel. Combien de temps encore les anthropologues s’en tiendront-ils à une posture d’observation non impliquée sous couvert du respect de l’altérité culturelle ? De même que la violence des scènes de délivrance met à mal une posture à distance, de même le rôle des images produites localement ou par l’anthropologue lui même soulève la question de la complicité passive face aux violences de la contresorcellerie (délivrance, ordalie, lynchage). Poser la question de la responsabilité de l’anthropologue ne signifie pas pour autant sacrifier les enjeux théoriques sur l’autel de la morale. Cela ne se réduit pas non plus à un problème d’anthropologie « appliquée ». C’est toute une anthropologie morale, relais de l’anthropologie critique, qu’il faut repenser face à la sorcellerie (Fassin 2013 ; Massé 2015).
Confronté d’un côté à des procès de sorcellerie qui passent par la diabo- lisation de l’autre et la négation des droits de la personne et, de l’autre, à la prétention universaliste des droits de l’Homme, l’anthropologue doit faire face à deux positionnements antithétiques : le relativisme et l’ethnocentrisme. Or, le traitement de la sorcellerie n’est plus une affaire locale, ni même une affaire africaine, mais bien un défi à la globalisation des schèmes, ce que montre également la contribution d’Élisabeth Claverie en s’interrogeant sur la notion de responsabilité au sein de la Cour pénale internationale. Il ne s’agit pas ici d’en appeler à une anthropologie « de la morale » ou des morales régionales, ni à une anthropologie de l’éthique au sens philosophique, mais d’intégrer au cœur de la démarche ethnographique un questionnement sur l’éthique de la recherche, par définition critique et surtout réflexif. Plaidant pour une anthropologie « qui ne se verrait pas confinée à l’impuissance, à l’observation non engagée, à l’inaction face à l’intolérable », Raymond Massé (2000 : 29) propose un relativisme critique et engagé. La question des modalités de cet engagement de ses écueils et de ses succès reste ouverte.
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Le discours de la sorcellerie est aujourd’hui porté par divers acteurs institutionnels (juges, policiers, médecins, journalistes, pasteurs, personnalités politiques, etc.) qui s’inscrivent dans des logiques de justification situées, elles mêmes renforcées par la caution d’institutions internationales telles que l’Oms ou certaines Ong. Tout comme le marché de la guérison où rivalise une pluralité d’acteurs engagés dans la lutte pour la légitimité, le champ religieux offre un terrain particulièrement propice à l’accusation « des autres » et à la dénonciation des « charlatans » et autres faux prophètes. Dans d’autres secteurs, économique ou politique par exemple, le registre de la sorcellerie, comme schème d’interprétation de l’accumulation des malheurs, trouve des voies plus insidieuses et détournées pour s’exprimer. L’entrée par les institutions, combinée à des études de cas, ne vise pas à renouer avec les lectures fonctionnalistes des modes de régulation de la violence, mais plutôt à mettre en évidence les usages actuels du discours de la sorcellerie comme logique de justification des acteurs et son instrumentalisation dans les jeux de pouvoir. La sorcellerie et ses contrepouvoirs peuvent devenir l’objet de revendications politiques culturalistes qui en font un élément d’une tradition africaine réinventée, ce qui interpelle l’anthropologue.
Le renouvellement de l’analyse en situation des soupçons et des accusations de voisinage conduit à repenser la crise du lien social urbain (solidarité, civisme, urbanité). On ne construit pas la même sociologie de la sorcellerie suivant que l’on considère avant tout la parole accusatrice, celle de l’en- sorcelé ou des porte parole de son groupe, ou que l’on prend en compte les effets de cette parole dans les arènes médiatique et politique. On retrouve dans chacune des contributions à ce numéro cet enjeu décisif au cœur du positionnement ambigu des acteurs.
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Tiré du texte de: Sandra Fancello et Julien Bonhomme, Cahiers d’Études africaines
References
↑1 | Sur la question du mal, en lien avec la sorcellerie, voir Olsen & van Beek (2015). |
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↑2 | Comme en atteste le nombre conséquent de livres écrits sur le sujet par des auteurs d’origine africaine |
↑3 | La grande vitalité des travaux des historiens sur la sorcellerie en Europe et en Amérique du Nord invite en outre à poursuivre le dialogue entre histoire et anthropologie sur le sujet |
↑4 | Les travaux menés dans le cadre de ce programme ont donné lieu à une première publication collective, Penser la sorcellerie en Afrique, sous la direction de S. FancellO (2015). |
↑5 | Voir, par exemple, l’ensemble des contributions rassemblées par É. de ROsny (2006) ou le travail d’A. cimpRic (2012) et de B. maRtinelli (2012, 2015). |
↑6 | Gervais Ngovon mentionne, par exemple, le rôle d’une ONG danoise qui développe en Centrafrique un programme de « promotion des droits humains et de lutte contre les violences liées aux croyances et aux coutumes locales ». |
↑7 | Voir à ce sujet les analyses de Beneduce (2011) sur la bureaucratisation et la profession- nalisation de la médecine traditionnelle, ainsi que D. Fassin & É. Fassin (1988) et FancellO (2015, 2016). |
↑8 | La situation est quelque peu différente dans les pays islamisés (HenRy & tall 2008 : 18-22). |
↑9 | Sur l’irruption de la sorcellerie au sein de l’entreprise, voir également ngOuFlO (2015). |
↑10 | Voir par exemple le rapport d’A. cimpRic (2010) pour l’UNICEF sur les enfants accusés de sorcellerie ou celui d’A. ceRiana mayneRi et lejaRd (2013) sur les enfants de la rue à Bangui pour le Danish Refugee Council. |
↑11 | « L’anthropologue face aux médias et aux politiques sur les affaires de crimes rituels », Colloque international « Face à la sorcellerie », ANR EInSA, IMAFIIACLAS, Paris, le 15 juin 2016. |
↑12 | MTB, « Le regard d’un sociologue et anthropologue : le Pr Joseph Tonda : “un phénomène lié au problème politique” », L’Union, 10 mai 2013, p. 4. |
↑13 | « Joseph Tonda sur RFI : “Il faut tourner le dos à l’irrationnel pour en finir avec les crimes rituels” », 29 juin 2013, <http://www.rfi.fr/afrique/20130629-joseph-tonda-rfi-il-faut- tourner le dos irrationnel tourner le dos crimesrituels>. |